« La vision de l’histoire dépend de ceux qui la racontent, mais aussi des connaissances et croyances des époques successives, et bien malin est celui qui prétend détenir la vérité »
Vous avez pu lire cette phrase dans le récent post sur « l’Ile » de l’écrivain russe Evgueni Vodolazkine.
Nicolas Werth, historien reconnu, directeur de recherches honoraire au CNRS, spécialiste de l’histoire de l’URSS, nous présente avec son livre une brillante synthèse de l’histoire russe du siècle écoulé, qui, comme son titre l’indique, couvre non seulement toutes les années de pouvoir soviétique, mais aussi la période qui a suivi jusqu’à nos jours.
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Je trouve dans son ouvrage une remarquable invitation à approfondir et éclaircir notre vision de l’histoire, justement avec le destin de la Russie, auquel fait allusion Evgueni Vodolazkine.
Le livre de Nicolas Werth a lui-même une histoire. Elle commence avec la publication, en 1997, du « Livre noir du Communisme », sous la houlette de l’historien Stéphane Courtois, qui fit appel à lui pour rédiger les chapitres relatifs à l’URSS. Or ce Livre noir fut marqué par une controverse. Stéphane Courtois mit sur le même plan dans son introduction nazisme et communisme, présentés comme les deux idéologies les plus criminelles du vingtième siècle. Nicolas Werth prit ses distances avec ce point de vue qu’il jugea, non seulement excessif, mais aussi « hors sujet » par rapport au thème principal de leurs travaux. Par ailleurs, c’est seulement quelques années après 1997 qu’il eut accès à des documents jusqu’alors secrets sur la terreur stalinienne, et ce, sur l’invitation de son collègue russe responsable des archives soviétiques ! Il décida alors de réécrire et de compléter son texte du Livre noir.
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En publiant maintenant « Un État contre son peuple », après de nombreux travaux de recherche plus spécialisés, Nicolas Werth met à jour nos connaissances dans un travail plein de citations et d’analyses de documents ainsi que de chiffres significatifs. Je ne vais pas vous en livrer des extraits ni les résumer, je préfère souligner quelques points majeurs du regard que je porte désormais sur cette période après lecture de cet ouvrage.
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Il éclaire d’abord la fragilité, la complexité, et les contradictions de la prise de pouvoir des bolcheviks lors de la « Révolution » d’octobre 2017. Guidés par la volonté inflexible de Lénine, ce parti ultra-minoritaire dans l’opinion et traversé de violents débats internes, va réussir ce qui peut sembler un « putsch » : « durant un bref, mais décisif instant - la fin de l’année 1917 - l’action des bolcheviks, minorité politique agissant dans le vide institutionnel ambiant, va dans le sens du plus grand nombre, même si les objectifs à moyen et long terme sont différents pour les uns et les autres. Momentanément, coup d’État politique et révolution sociale convergent, ou plus exactement se télescopent, avant de diverger vers des décennies de dictature. » Cela ne vous rappelle pas certains mouvements activistes contemporains ?
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Très vite se met en place un régime centralisé de terreur, dans un contexte de violence effroyable, exacerbé non seulement par la logique de rupture et de lutte des classes des bolcheviks, mais aussi par les cruautés de la Première Guerre mondiale. Par les documents officiels, donc non censurés ou transformés à des fins de propagande (lettres, instructions, comptes-rendus, etc..), Nicolas Werth nous montre que :
— Dès l’origine, les dirigeants savaient qu’ils cherchaient à dominer une « société de sables mouvants », caractérisée par « un fort niveau de désordre social et la permanence de formes multiples et variées de résistance sociétale ».
— S'il y avait le moindre doute à ce sujet, on peut tordre le cou à l’idée que le « méchant » Staline a succédé à un Lénine plus « modéré ». Il y a continuité complète dans la politique de répression exacerbée par une logique de guerre civile et d’affrontement de classes. Tortures, exécutions, déportations ont commencé dès l’origine.
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– Le développement monstrueux des camps du Goulag (acronyme russe de « Direction principale des camps) dès le début des années 1930 répond non seulement à une logique de répression (la collectivisation forcée de l’agriculture, l’élimination des « ennemis du peuple », etc… ) mais aussi de développement économique. Malgré des échecs retentissants (le Canal Baltique-Mer Blanche qui n’a jamais servi à rien), le Goulag a permis d’exploiter des mines d’or dans les conditions extrêmes de la Kolyma en Sibérie orientale, de nickel dans le Grand Nord à Norilsk, sans oublier le charbon et le pétrole, mais aussi à construire une bonne partie des infrastructures (voies ferrées, villes nouvelles) sur lesquelles repose encore aujourd’hui l’économie russe.
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— Les « grandes purges » de 1937, présentées par Khrouchtchev dans son « Rapport secret »de 1956 comme internes au parti communiste, ont touché toutes les classes de la société, avec des quotas « d’élimination » exigés par province !
— La répression ne s’est pas ralentie pendant la Seconde Guerre mondiale, malgré la « libération » d’un grand nombre de détenus envoyés directement sur le front.
— Justement, la Seconde Guerre mondiale a exacerbé la question des nationalités : dès la révolution de 1917, les Ukrainiens, les Baltes, les Finlandais, ont cherché à s’affranchir de la domination russe. Si les Finlandais ont réussi, très vite les bolcheviks ont férocement réprimé ces mouvements qualifiés de nationalistes réactionnaires. Dans les années 30, la grande famine a touché majoritairement l’Ukraine et Staline y voyait un moyen d’assujettir le peuple ukrainien. Pendant et après la Seconde Guerre mondiale, la déportation en masse des peuples ayant soi-disant collaboré avec les nazis a touché les Tatars de Crimée, les Tchétchènes, mais aussi les Polonais (que Staline détestait tout autant que les Ukrainiens), les Baltes, et tant d’autres. Depuis les tsars, les dirigeants russes ont toujours considéré « qu’un Empire n’a pas de frontière »
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La période de relative liberté démocratique de la Russie s’est complètement refermée à partir de 2010. Un certain Vladimir Poutine réhabilite le personnage de Staline, et rétablit des « continuités historiques » : répression, terreur, guerre, expansion territoriale.
En conclusion, Nicolas Werth souligne le travail remarquable, malheureusement interrompu (ou suspendu ?), mené par l’Association « Mémorial », désormais interdite, et cite son président Arseni Roginski : « Sans mémoire historique digne de ce nom, l’éclosion d’un système de valeurs sociales, dans lequel la vie, la liberté et la dignité humaine seraient absolument prioritaires par rapport aux intérêts du pouvoir d’État ne peut tout simplement pas advenir ».
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Signé: un fidèle lecteur passionné par la Russie