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Madame Vertigo et son cancer (Danièle Brun Ed Odile Jacob 2023)

Madame Vertigo et son cancer (Danièle Brun Ed Odile Jacob 2023)

C’est une grande psychanalyste, de surcroit spécialiste des relations familiales et notamment vis-à-vis des maladies cancéreuses de l’enfant, qui a écrit ce dernier livre où elle décortique le lien (ou l’absence de lien) entre le médecin (l’oncologue en l’occurrence) et son patient. Danièle Brun a consacré sa vie à développer la dimension de la psychanalyse sous un angle original, comme le rôle des proches dans l’accompagnement d’un enfant gravement malade, survivant alors qu’on l'avait cru mort, ou bien les fantasmes des mères vis-à-vis de l’enfant qu’elles ont rêvé, ou encore la malfaisance du père.

Elle est décédée le 3 janvier 2023, des suites de la longue maladie à laquelle elle faisait face depuis une vingtaine d’années : la leucémie lymphoïde. Extrait du Vidal : « La leucémie lymphoïde chronique est un cancer des cellules du sang qui affecte une variété de cellules du système immunitaire, les lymphocytes B. Dans la majorité des cas, la leucémie lymphoïde chronique est une maladie d'évolution lente. »

De ce fait, on comprend pourquoi Danièle Brun a vécu si longtemps avec cette épée de Damoclès.

J’ai toujours bien aimé ce qu’écrivent les grands penseurs sur leurs propres maladies, comme, par exemple, Ruwen Ogien et son livre "Mes mille et une nuits", où il raconte sa traversée (terminale, hélas !) du cancer du pancréas, de que j’ai déjà chroniqué ici.

Dans le cas présent, c’est une immense psychanalyste qui s'interroge sur la relation médecin/patient. Mais la voilà ici confrontée à sa propre expérience, non plus comme observatrice ou accompagnatrice, mais comme patiente. Elle a donc vécu un dédoublement de son expérience, et c’est d’ailleurs pourquoi elle a choisi de faire parler la personne en elle qui refusait, se mettait en colère, résistait et tentait d’exister « malgré » tout : Madame Vertigo, d'où le titre de l'ouvrage.

Malgré tout, c'est-à-dire malgré l’infantilisation que les relations désaccordées entre un médecin qui "sait" et un patient qui est obligé d’accepter ce que son propre corps refuse de toutes ses forces. Malgré le peu de considération humaine que les équipes de santé manifestent à l’égard de la parole du malade. Malgré la brutalité des diagnostics et des protocoles, qui parfois, tout en utilisant des codes hyper techniques, trahissent le ressenti du patient.

J’ai été frappée par exemple de la lucidité de Danièle Brun, quand son oncologue traduit les douleurs qu’elle exprime par de « l’arthralgie », alors qu’’il s’agit d’un inconfort (doublé d’inquiétude) face à des effets secondaires dus aux traitements, tels que des hématomes nombreux sur le corps, et non une inflammation articulaire comme le mot savant d’arthralgie l’indique. Danièle Brun se souvient alors de ce livre qui nous avait tous impressionnés de Harold Searles, il y a bien 20 ans, et qui s’intitulait « l’Effort pour rendre l’autre fou ». Ce Psy y développait l’idée que « l’instauration de toute interaction interpersonnelle qui tend à favoriser un conflit affectif chez l’autre – qui tend à agir les unes contre les autres différentes aires de la personnalité – tend à rendre l’autre fou (c’est-à-dire schizophrène) ». Danièle Brun a parfaitement raison, c’est peut-être dissimulé ou non conscient de la part du médecin, mais c’est vraiment ça. Ne pas écouter le patient, traduire ses mots par une réalité scientifique différente, occasionne un tel bouleversement chez le malade qui, lui, vit en direct la confrontation avec la mort et ne peut donc pas se permettre d’inventer des maux fantômes, que ça peut le rendre fou !

Elle cite aussi les oukases des médecins de type : « Si vous ne prenez pas ce traitement, vous allez avoir un AVC, vous aurez des métastases partout, vous allez crever (cela, c’est une amie qui l’a entendu de la bouche d’un oncologue à qui elle venait de dire non). »

Il faut donc obéir aveuglément sous peine de sanction létale. Danièle Brun montre que la question qui se pose n’est pas celle de l’obéissance car comment un malade apeuré pourrait vouloir « désobéir » (comme un enfant) à un commandement destiné à le sauver ? La question n'est donc pas dans l'obéissance ou non du patient mais dans "l’habitabilité" de son propre corps. Ainsi comment préserver son identité quand le bateau qui le porte, ne peut plus être pensé, idéalisé, vécu comme une part de soi-même, une part si essentielle qu’on ne peut pas imaginer y devenir totalement étranger sans sombrer dans la folie ?

On comprend que, bien que s’agissant du cancer, maladie qui n’est souvent pas très visible et qui nécessite de la technologie de haute précision, technologie dont sont aujourd’hui dotées les structures médicales les plus avancées, on comprend que tout ce que l’on gagne en progrès technologiques, se paie en moindre écoute du patient. Puisque les marqueurs, les IRM et autres examens radiologiques et biologiques parlent à la place du malade et décrivent l’avancée de ses cellules, la personne qui souffre disparait sous les clichés de sa maladie.

Le médecin, un bon technicien, veut absolument écarter le malade d'une "interprétation personnelle", fatalement erronée, de sa maladie. C’est vu d’un mauvais œil que de se renseigner sur Internet, c’est même explosif si on commence à adapter son traitement soi-même pour que la vie reste vivable. Mais au fond, que risque-t-on ?  De contrarier le médecin ? Faut-il que l’infantilisation soit poussée à ce point pour craindre l’abandon par le corps médical ? D’autant que, tous les malades cancéreux le savent, les médecins se blindent, pour pouvoir supporter leur tâche. Non seulement la personne du malade est accessoire, mais les médecins doivent absolument la désinvestir pour se protéger. D’où ce mot de déshumanisation, pourtant rejeté par ceux-ci. Mais alors comment qualifier la rigueur dont ils font preuve, voire l’agressivité qui pointe sous l’agacement aux questions du malade ?

Les surdosages de précaution ne sont pas expliqués aux patients qui ne peut que ressentir son insignifiance face aux protocoles appliqués dans le cadre d’une médecine « personnalisée » mais qui reste totalement imperméable à la personne.

Le malade veut vivre, c’est certain, mais comment vivre avec des crampes, des douleurs cruelles, des maux de tête bizarres, des fourmillements inquiétants et des lombalgies handicapantes ? Le médecin des débuts de la maladie, que l’on pensait attentif aux symptômes, se transforme en gardien sans concession (et très agressivement autoritaire) d’un protocole auquel il n’est pas question de retrancher une virgule.

Danièle Brun, dans ce livre qui est comme un testament puisque publié après son décès, explique donc, avec tout le recul qu’il a acquis dans sa pratique, comment la médecine (et plus particulièrement la médecine du cancer) s’est ainsi peu à peu déshumanisée et ce que doivent affronter comme angoisses supplémentaires, les malades dont la réalité psychique est ignorée au profit d’une santé technicisée sans âme ni intelligence.

 

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