Inégalités, insécurité, trafics de drogue, activité débordante et souvent manipulatrice des réseaux sociaux, emprise des médias, immigration, fragilité des liens affectifs et familiaux, jeunesse en perdition, stress au travail des cadres survoltés, vie trépidante des métropoles, etc….
Tous ces thèmes de société nous accaparent quotidiennement dans l’actualité. Nous les recevons, nous les subissons même sans avoir le temps d’y réfléchir, d’en saisir toute la signification.
Pour prendre un peu de recul, nous pouvons nous tourner vers la fiction, la littérature, le théâtre, le cinéma. Par chance, j’ai découvert un livre qui aborde tous les thèmes que j’ai cités, qui plus est à Paris. C’est « Arène », de Negar Djavadi, paru récemment aux Éditions Liana Levi.
Qui est Negar Djavadi ? Née à Téhéran en 1969, elle a fui l’Iran avec sa mère et sa sœur, en traversant à cheval les montagnes du Kurdistan, pour rejoindre son père à Paris. C’était en 1980, peu après la révolution islamique de ce « bon vieil ayatollah » Khomeini, que nous avions soigneusement hébergé et protégé en France. C’est vous dire qu’elle est attachée à la liberté, liberté d’expression et liberté du regard porté sur ses contemporains.
En effet, Negar Djavadi est devenue scénariste. Elle a révélé dans ce métier des talents de narration tels qu’elle a décidé de se consacrer aussi à l’écriture. Son premier roman, « Désorientale », inspiré par sa vie et sa famille, m’avait littéralement envoûté, je vous l’avais écrit en son temps. Le titre même résume en un seul mot plusieurs significations : il y est question de l’Orient, il nous désoriente, et en même temps son héroïne est « désorientée » (le féminin du titre est important).
À nouveau, voici un titre en un seul mot : de quelle arène s’agit-il ? Tout simplement de celle de la grande ville, Paris en l’occurrence, et plus particulièrement d’un quartier, en lisière de Belleville dans le 10ᵉ arrondissement, entre le Canal Saint-Martin et la Place Colonel Fabien, autour de la cité de la Grange aux Belles. Pourquoi une arène ? Car nous allons découvrir que, tels des gladiateurs, s’y affrontent non seulement des bandes de jeunes de ces « cités » (Cité Rouge contre Grange aux Belles) mais aussi, par effet d’entraînement, tous les personnages, de toutes générations, confrontés aux difficultés de la vie ou de la survie dans une société de plus déconcertante, fragmentée, dure, voire violente.
Et ils sont nombreux, les personnages. Dans un récit vif, haletant, sans pause inutile, Negar Djavadi la brillante scénariste met en scène, autour de ces jeunes des quartiers, leurs parents souvent isolés et pauvres, mais aussi des hommes et des femmes ambitieux et avides de pouvoir et de richesses, des militants politiques sincères ou manipulateurs, influençant et recrutant des adeptes crédules par les réseaux sociaux, des policiers appliqués à faire leur travail, mais aussi intrigants et un peu dépassés par les évènements. Et enfin un « personnage » central, d’ailleurs le seul « authentique » de cette fiction : Paris, ses rues, ses places, ses quartiers et son atmosphère inimitable.
Tous les autres personnages sont fictifs, on l’a dit, mais si vrais. Ce sont nos contemporains : ceux que nous croisons dans les rues de Paris, ceux que nous suivons sur les réseaux sociaux, et ceux qui font l’actualité. « Plus vrais que nature » car l’auteure sait restituer, avec précision, sans complaisance et souvent avec beaucoup d’humour, non seulement leur apparence, leur « look », grâce à son talent de scénariste, mais aussi leur langage. Je ne vous raconterai pas l’intrigue (que vous trouverez dans les nombreuses critiques élogieuses du livre) ni ne vous présenterai les personnages, principaux ou secondaires : ils sont plusieurs dizaines, hommes et femmes, jeunes et vieux, migrants, locataires de HLM, nouveaux gourous mondialisés de l’image et des séries de type Netflix, militants et agitateurs, tous entraînés dans des aventures de plus en plus délirantes et violentes. Car il y a violence, à l’origine on découvre un jeune homme mort dans la rue.
Rien n’est vrai dans ce récit palpitant, mais tout nous fait penser à des protagonistes et à des évènements réels, aussi bien l’invasion des nouveaux médias et des réseaux sociaux que les émeutes urbaines (on peut penser aux évènements de 2005, mais l’action du livre est contemporaine, il ne manque que la pandémie de Covid). Sans hésiter à aborder des sujets « à risques ». Voici le portrait d’un certain Stéphane Jahanguir Sharif, un universitaire très engagé : « Une partie de l’équilibre interne de Stéphane Zahanguir, aussi fragile qu’une relique, est étroitement liée à la relation de séduction qu’il s’est efforcé de tisser avec les médias…. Il avait eu l’impression grisante qu’il était à deux doigts d’occuper, de façon régulière, la place, toujours la même dans le plan de table, qui lui était assignée sur le plateau de CNews. Son personnage : le Musulman Non Maghrébin, bad guy devenu good guy, à la fois austère et cool, capable d’animer le débat grâce à des réflexions inattendues. Un personnage qu’il habillait d’une chemise grise et d’un costume noir Zara afin d’imposer un style sobre et reconnaissable. » Telle est l’image qu’il veut se donner, mais il contribuera de manière spectaculaire à un déchaînement de violence. Et à l’opposé, le PDG américain, le « big boss » d’une entreprise mondialisée de médias (nommée « BeCurrent »), un certain Jason Hopper, dans une visioconférence avec ses correspondants parisiens : « De l’autre côté de l’écran, c’est la nuit californienne… Il est deux heures du matin et Jason Hopper, les cheveux ras tel un moine tibétain, vif, souriant, amateur d’escalade en salle, de méditation et de substances énergisantes naturelles, est dans sa maison de Santa Monica, aussi imposante qu’un paquebot ». À Paris, l’un des « héros » du livre, un certain Benjamin Grossmann est plongé dans une « attitude respectueuse,.. "Désormais partie intégrante de sa personne dès l’instant où l’image de Jason Hopper s’affiche sur n’importe quel écran, n’importe où, n’importe quand. On dirait que des capteurs internes hypersensibles, apparus dans son cerveau suite à sa nomination chez BeCurrent, le font aussitôt basculer dans un autre état ».
Originaire des quartiers populaires de l’Est parisien, ce Benjamin Grossmann habite dorénavant dans les beaux quartiers de l’Ouest où « Paris brille d’une beauté époustouflante. Des lumières, des passants, des restaurants, des cafés…Il se sent ragaillardi à l’idée d’appartenir à ce flot, à cette énergie, à cette partie de l’humanité suffisamment confiante et aisée…pour pouvoir se payer un plateau de fruits de mer, des bouteilles de vin blanc millésimées et des digestifs, sans se soucier du lendemain ».
Negar Djavadi nous démontre qu’elle a hérité du talent d’un Émile Zola ou d’un Eugène Sue. Elle renouvelle notre regard sur notre capitale, et n’hésite pas à nous livrer quelques anecdotes historiques comme dans son évocation du gibet de Mont faucon. Et, comme ces grands romanciers, elle sait nous faire partager la vie, les émotions, les actions de personnages tous fictifs (ce n’est même pas à proprement parler un « roman à clé ») mais si présents et si proches. Elle ne juge pas, elle ne condamne pas. Ce qui n’est pas évident lorsque l’on veut décrire notre époque sans biais et sans fard, sans édulcorer la dureté des relations humaines, les difficultés de la vie quotidienne, ni le caractère expéditif des échanges sur les réseaux sociaux dont elle nous livre quelques échantillons. Elle a un talent éblouissant, et montre beaucoup d’empathie, pour nous mettre « dans la peau » de ses personnages. Son style est vif, précis, captivant et l’action rebondit jusqu’à la dernière page. Et, à la fin, tout en nous divertissant, elle nous invite à approfondir notre regard sur les innombrables problèmes de notre société. Pour ma part, malgré la perspective d’un monde en décomposition submergé par l’invasion des images trompeuses et des fake news, j’en retiens aussi la force d’une énergie vitale qui vient à bout de tous les obstacles.
Lucien