Décidément Isabelle BARBERIS a l’art de défricher les terrains encore peu éclairés et qui, d’un coup, grâce à ses analyses, prennent direction et sens.
Dans cet essai, elle examine ce qui, dans le champ culturel, est affecté par les nouvelles esthétiques identitaires, et quelles en sont les conséquences pour nos vies. Le « champ culturel » englobe, pour elle, les arts bien entendu, mais aussi le divertissement, la mode, les médias et la publicité, au fond tout ce qui a pour objectif de s’adresser à nos sensibilités. Et qui est donc loin d’être « neutre » pour notre conscience, car nous baignons au quotidien dans ce monde de références et de signes.
Je vais tenter ici d’en extraire quelques idées et ma lecture restera partielle, tant je suis consciente de la richesse de cette pensée.
Isabelle BARBERIS donne les pistes d’explications suivantes :
La fin des grands récits, de ce fait, des idéologies qui pouvaient être débattues, s’est accompagnée de l’atomisation des « sensibilités » en identités non discutables, s’appuyant sur un imaginaire historique lui-même exclusivement identitaire et impossible à redimensionner.
L’ultralibéralisme, toujours à la recherche de nouveaux segments de marchés, s’est alors engouffré, à peu de frais, dans ces morales de luxe que sont les passions identitaires, permettant de meilleures adaptations au nécessaire renouvellement des marchandises. Il y a été grandement épaulé par l’apparition de « moi numériques » surpuissants et fondamentalement exhibitionnistes. S’ajoute à cette évolution, un post-marxisme qui passe de l’économique au politique et s’engage, dans un radical contresens, vers l’économe symbolique.
Isabelle BARBERIS relève, avec justesse, que l’identité doit, pour se définir, rassembler deux semblables au moins et un exclu, un différent. Mouvement de rassemblement avant d’être un mouvement de séparation, il s’agit de construire un "nous" opposé à "eux". Or le régime identitaire en cours aujourd’hui, ne participe pas vraiment de la vitalité de cette triangulation, mais simplement de l’exclusion, et de la destruction de l’autre, du différent, réduit à sa seule dimension de « dominant ». Le monde des identitaires est donc cantonné au binaire, au réductionnisme mortifère : eux étant à abattre, seuls restent les « nous » censés représenter la diversité.
Dans les arts, les stéréotypes identitaires sont utilisés depuis toujours. Mais stylisation, codification des représentations, imitations, archétypes, jeux de rôles, étaient destinés à atteindre plus sûrement l’universelle humanité, justement sans perturbations identitaires au sens des narcissismes actuels. Car la fluidité du régime identitaire actuel ne révèle rien d’autre que la panique, due à la dislocation entre ce qui a un sens et une représentation fantasmatique de soi-même, entre signifiant et signifié.
« Tout est chaos », confus, tout est spectacle, ostentation, et, dans la panique, tout est suspicieux, qui n’est pas haine partagée, seule norme de validation de sa propre identité/prison.
C’est au paradis de l’abondance qu’il a fallu créer « la diversité ». La non-diversité serait blanche, uniforme, immobile tandis que « la diversité serait vivante, segmentée, dynamique….. Donc bien plus « manipulable » , et surtout ACCESSIBLE AU MARCHE! Benetton a été visionnaire en ce domaine qui superpose couleurs de vêtements et couleurs de peau. L’ORÉAL, bien plus tard, ne mettra plus en avant l’innocuité de ses teintures pour cheveux blancs. Le voile n’est plus qu’un accessoire de mode comme un autre dans le monde éclectique de la liberté de consommer (confondue avec la liberté d’expression). Et s’il faut encore renforcer la prolifération identitaire, les marques, tags, graffitis, tatouages viendront assurer encore plus de visibilité aux identifications vides.
« Les grandes marques de vêtements de sport […] collaborent depuis longtemps à la construction identitaire de la street credibility de l’habitant des quartiers défavorisés » Chez cette clientèle, l’attrait pour la marque se double d’un processus de revendication sociale et d’un processus moins conscient de fascination pour le paraitre et de besoin d’appartenance. »
Le « logo » de luxe apparait ainsi comme un butin ostentatoire venant confirmer esprit de rébellion et exacerbation du moi. Jeans troués vendus à prix d’or, vêtements oversize, tongs à talons aiguille, autant de nouvelles identités qu’il est possible de se confectionner sur-mesure.
Isabelle BARBERIS construit des tableaux opposant les régimes symboliques (propres à la culture et aux arts au sens large) aux régimes identitaires effaçant la symbolique au profit du mimétisme, de l’autofiction, de la littéralité. Ces tableaux montrent bien la vacuité du « régime identitaire » tout entier .
L’identité fait désormais partie des théories économiques les plus avancées. Les choix des consommateurs sont disséqués et surtout « modélisés » de telle sorte qu’ils soient guidés, encouragés (les fameux Nudge ») et finalement fixés, pour conjurer la panique de l’homme plongé dans le grand relativisme où il n’existe plus de vérité tangible mais seulement des « faits alternatifs », fluctuants tout autant que les genres, les sexes, les individus.
Que ce soit l’indigénisme ou le suprématisme blanc, qu’ils soient fétichistes de la race ou du sexe biologique, qu’on les nomme conspirationnistes, remplacistes, masculinistes, dé-colonialistes, collapsologues, les imaginaires identitaires ont les mêmes racines et réclament la même réparation. Comme victimes, car tous se considèrent comme victimes, qu’ils appartiennent à l’ultra droite ou gauche. La brutalité, la violence et la sottise dont ils font preuve, « transforme la perception esthétique en un monde de réflexe ».
« Le monde de l’identitaire est systémique et esthétiquement homogène »
Et c’est bien cela qui est le plus important et d’ailleurs le plus grave. Que l’on considère que la race n’est qu’un concept social et non une réalité biologique, n’y change rien. Les identitaires de tous bords ne vivent pas dans un monde démocratique, mais dans un monde tribalisé, où tout doit être aligné et où toute tentative pour faire exister le débat, donc la présence de l’autre, de l’altérité, de la contradiction, doit être évacuée.
Kader Attia peut ainsi comparer les masques africains abîmés aux « Gueules cassées » de la 1ʳᵉ guerre mondiale ou rapprocher les décapitations de Daesh à l’orientalisme du peintre français Gerome, indiquant ainsi que les horreurs de Daesh seraient la conséquence du colonialisme, sans attirer la moindre contradiction : son ressenti ne se discute pas.
A l’autre extrémité, Renaud Camus félicite « les abolitionnistes culturels qui nous auront sortis de cette ridicule parenthèse anti-raciste et pseudoscientifique selon laquelle les races n’existaient pas ».
Le régime identitaire est, par ailleurs, asymétrique. Un personnage noir ne peut être représenté par un personnage blanc, mais l’inverse est tout à fait recommandé.
Dans ce grand chaos, dans cette confusion généralisée où le fantasme est substitué au réel, où l’ostentation est de rigueur, les disparités sont gommées et on peut même affirmer qu’il s’agit d’un « identitarisme sans identité ». Il n’y a plus de représentations, mais des visuels, il n’y a plus d’intériorités, mais une esthétique du panel, de l’échantillon, de l’insignifiance.
Pour conclure Isabelle BARBERIS pense que le seul moyen non pas de de sortir de l’ornière des identitarismes, mais de leur résister, de tenir, de nous préserver, ne peut consister qu’à dévoiler le grotesque, la folie, la dérision du régime identitaire, bref qu’à en rire. Un rire énorme, un rire Gargantuesque pour nous mettre à l’abri des contagions et respecter nos valeurs !
Il y a beaucoup plus dans cet essai, et notamment beaucoup d’exemples à l’appui du raisonnement et mon analyse reste schématique, grossière, destinée à la synthèse et donc forcément empreinte de trahisons ! L’écriture d’Isabelle BARBERIS est toujours très riche, mais surtout extrêmement complexe, universitaire, exigeante.
Mais je suis fan parce que justement, rien n’est laissé à la facilité et à la paresse intellectuelle.