J’ai rarement dégusté chaque ligne d’un roman comme je viens de le faire pour celui-ci. Car c’est un petit (non un gros, il compte 576 pages !!) diamant, un bijou d’humour et de férocité, qu’on ne lâche qu’avec peine et qu’on est pressée de retrouver pour s'y replonger au prochain moment de liberté.
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Taffy Brodesser-Akner était déjà bien connue de moi (et pas seulement) pour son premier roman « Fleishmann a des ennuis », que j’avais chroniqué ici et qui avait été récompensé du National Book Award.
Retrouver l’ironie et la verve de cette écrivaine était donc sans risque…quoique…on peut toujours réussir un roman et rater le suivant. Mais ici ce n’est absolument pas le cas. Je crois que ce livre-là est encore meilleur que le précédent, tant il est vivant, crédible, à la fois sarcastique et profond, inventif, alerte, bref passionnant.
Tout se passe chez les très riches juifs de New-York, des familles qui, toutes, sont venues aux US, dans la génération des grands-parents, pour échapper à la SHOAH, et surtout se construire un meilleur avenir. Ce sont des juifs traditionnels, mais pas orthodoxes, et, comme ils habitent tous pratiquement au même endroit, ils se connaissent tous, c’est la vie communautaire.
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En 4ᵉ de couverture, Taffy Brodesser-Akner rappelle l’adage : La 1ʳᵉ génération construit la maison, la seconde génération y vit et la troisième la réduit en cendres. Il est bien entendu question, dans ce livre, de la troisième génération.
En voilà les premiers mots, pour l’ambiance :
« Vous voulez connaître une histoire avec une fin horrible ?
Le mercredi 12 mars 1980, Carl Fletcher, l’un des hommes les plus riches de la banlieue de Long Island où nous avons grandi, fut kidnappé dans l’allée de son garage alors qu’il se rendait à son travail. »
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Les FLETCHER vivent dans une grande aisance financière, grâce à une entreprise très prospère, heureusement construite sur une idée du grand-père Zélig, entreprise qui vend des emballages en polystyrène. Les affaires des Fletcher sont florissantes, ils possèdent donc d’immenses propriétés dans ce quartier huppé, sur lesquelles ils ont construit de très imposantes demeures.
« La maison, tout comme Phyllis, était une véritable étude de contrastes : à la fois d’une richesse monstrueuse et d’une frugalité obsessionnelle. Elle avait une cohésion Art Déco, pour la simple raison que Phyllis et Zelig avaient meublé leur intérieur à la toute fin de la période Art Déco. »
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Mais l’enlèvement du père de famille et dirigeant récent de l’entreprise, va devenir l’évènement fondateur du récit. Même s’il se termine plutôt bien, ce qui est montré dans ce livre, c'est que le traumatisme va se poursuivre et se répercuter sur les générations suivantes. (Exactement comme la Shoah d’ailleurs).
Le lecteur est entrainé à suivre successivement, et de manière qui parait naturelle, les destinées de chacun des trois enfants de Carl, alors en bas âge au moment des faits et qu’on retrouve 40 ans plus tard, ayant à peu près tout échoué, avec, pour chacun, un karma désespérant et des obsessions, addictions, angoisses, hallucinations etc…qui empêchent de profiter de son talent et de son immense fortune.
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Un des garçons (mon préféré) est devenu scénariste de films d’action, mais il est surtout très nettement mégalo et maso. Un autre garçon, l’ainé, est avocat, mais un avocat raté, qui n’a trouvé que le cabinet de son oncle et les affaires administratives pour exercer son métier. Il a peur de tout, collectionne les polices d’assurances, bref, il est totalement paranoïaque. Reste la fille, la plus douée, la plus HQI ,qui se révèle victime de troubles schizophréniques graves, à force de se convaincre qu’elle n’a pas été touchée par les dysfonctionnements familiaux. Jamais ces mots médicaux sont prononcés par l’auteure, car Taffy, en bonne romancière, montre comment ses personnages réagissent dans des situations de vie et comment, au fond, ils sont enchainés à leurs névroses au point de scier la branche où ils sont assis.
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Mais aussi, il faut dire que, dans ces familles, on ne parle pas (tout comme les rescapés des camps). Les secrets suintent tant et plus, et ceci d’autant qu’ils s’accumulent sur des générations, (comme dans bien des familles). Personne ne se décidant d’ouvrir la crypte, les symptômes se font de plus en plus handicapants. Et personne ne comprend, ne se comprend et ne comprend les autres.
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L’humour (juif ?) est partout, j’ai éclaté de rire à plusieurs reprises.
Un petit exemple : Un des fils, Beamer, a épousé, par esprit de provocation, une protestante allemande, Noelle. Ruth est la mère de Beamer :
« Ruth lança un regard en direction de Beamer et de Noelle, en quête de leur appui, et remarqua quelque chose chez sa belle-fille.
— C’est un nouveau collier, que tu as là ?
Noelle porta instantanément la main au délicat collier d’or dont le minuscule pendentif représentait la syllabe sanskrite « om ».
[..]
— Sous mon propre toit, déclara Ruth dans de savants ahanements. Elle n’a même pas la décence de… Déjà qu’elle refuse de se convertir, alors que tout le monde le fait ! Même pas la peine de croire ! Mais alors maintenant, par-dessus le marché, elle porte des bijoux arabes ! En pleine Shiv’ah de ma belle-mère ! Beamer, ton grand-père n’a pas échappé aux nazis en se cachant des semaines dans un placard pour que son petit-fils ramène à la maison une shiksa qui ne sait même pas qu’on ne doit pas porter de bijoux arabes durant une Shiv’ah ! »
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C’est du Philip Roth tout craché !!!