Je ne sais pas si cette pièce est une pièce de bobo gauchiste, mais au moins, elle n’est pas délibérément woke ce qui m’aurait fait quitter la salle immédiatement. Je suis écœurée de leur soi-disant « bienveillante care anti-discriminante attitude » qui ne cache pas sa véritable intolérance et son terrorisme intellectuel.
La pièce est signée de Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix. Lorraine de Sagazan a 39 ans et elle a étudié la philosophie avant de se former à la mise en scène en assistant Thomas Ostermeier en 2014, puis Romeo Castellucci en 2015 et 2016. Des références de choc dans le milieu. Elle a joué Célimène (c’est une très jolie fille) dans Le Misanthrope de Molière, mis en scène par Dimitri Klockenbring.
Puis, elle a fondé la compagnie théâtrale La Brèche en 2015. En 2020, elle aborde la coécriture de fictions théâtrales qui s'appuient sur des témoignages et la notion de réparation. Elle a ainsi interrogé plusieurs centaines de personnes autour de ce que leur évoquait le terme de « réparation » et les réponses ont finalement tourné autour de la mort et de ses conséquences pour les vivants.
En 2022-2023, elle est pensionnaire de la Villa Médicis à Rome, c’est dire si ce personnage est « dans le vent » de notre époque. (ce qui fait craindre le pire !!!)
Et aussi, pour les curieux : elle est la cousine de Zaho de Sagazan, la chanteuse. Elle appartient à la très noble famille gasconne Le Moniès de Sagazan, existant avant la Révolution, et bien pourvue en châteaux, armoiries, généalogies, titres et récompenses, etc…
« Léviathan » donc…Un titre bien ronflant (et prétentieux à souhait) pour cette pièce conçue comme on le fait aujourd’hui, à partir d’un vague projet et complété par des impros de la troupe. Léviathan, c’est le monstre marin de la Bible, qui illustre le combat primordial entre le Créateur et le Chaos. C’est la Bête de l’Apocalypse, le cataclysme final ou le démon de l’enfer qui avale les âmes.
Mais c’est aussi le titre d’un ouvrage fondamental de Thomas Hobbes (1651) qui personnifiait ainsi le rôle de l’État.
Cette pièce aborde le sujet des comparutions immédiates, procédures d’exception qui sont devenues, au fil des années, des procédures ordinaires puisqu’elles concernent aujourd’hui environ 60 000 cas par an. Dans cette justice expéditive, il n’est pas question de victimes, les prévenus répondent d’actes délictuels sans conséquences pour les personnes ou pour les biens, mais qui sont des atteintes à la loi, donc à la société civile. C’est le cas par exemple de conduite sans permis, de tentatives de vol, ou de comportements dans des manifestations. Aux dires mêmes des avocats qui les pratiquent, « les comparutions immédiates ne sont pas de la justice ».
Les justiciables (en grande majorité des hommes) arrivent à la sortie de leurs gardes à vue, menottés, enfermés, en grande précarité. Les avocats sont commis d’office et ils ne peuvent connaitre des dossiers qu’en toute dernière minute. Les comparutions se font à la chaîne, en moins d’une demi-heure en moyenne. Par contre, les peines ne sont pas provisoires ni accessoires et peuvent aller jusqu’à 20 ans de prison.
Les accusés font face au procureur, donc à l’État. Lorraine de Sagazan a été frappée par la brutalité des jugements. Les audiences sont publiques, mais personne ou presque n’y assiste. La seule réponse est celle de la répression. Or la répression n’engendre que de la récidive et Lorraine de Sagazan se demande pourquoi c’est cette solution qui est préférée à celle qui consisterait à « restituer », c’est-à-dire à tenter de « réparer » l’infraction. Je crois en deviner la réponse : c’est une justice de masse et les prévenus sont considérés comme incapables de réparer rapidement…de même qu’il est plus rapide de sanctionner que d’expliquer…mais ce n’est pas le sujet de la pièce.
Voilà pour la réalité.
Pour le théâtre, la scène est habillée d’un grand chapiteau de cirque, les acteurs sont tous masqués, et nous sommes invités à représenter le public, au nom de qui cette justice est rendue. La musique est oppressante et les juges nous regardent parfois comme de futurs inculpés. Les magistrats jouent comme des automates, avec des gestes saccadés et formatés, des déplacements au petit trot, comme animés par des remontoirs à clefs.
Les prévenus ont plutôt une sorte de bas sur la tête, ils sont anonymisés. On dirait des pantins désarticulés. Nous suivons trois comparutions, l’une pour conduite sans permis dans une allée privée, l’autre pour une tentative de vol (le magasin à qui ont été restitués les objets, en l’occurrence des vêtements d’enfants, n’ayant pas porté plainte), et le dernier pour une autre bricole.
Ce théâtre est un théâtre de la performance, un théâtre esthétique, « une expérience plastique » comme l’explique la scénographe.
Au fond de la scène, la gravure qui ornait l’édition originale du Léviathan de Hobbes, une sorte de roi gigantesque dont le corps est fait de têtes de personnages et qui apparait dans le ciel d’une ville comme un dieu tout-puissant avec son glaive et sa canne.
Il y a donc de réelles trouvailles de mise en scène, intelligentes et référencées. Par exemple, le chapiteau de cirque indique que nous sommes dans un espace provisoire, hors de l’espace de la ville, avec ses règles et ses coutumes. Un cheval, dont j’ai admiré la patience, arrive sur scène pour adoucir, je pense, les situations trop dures à vivre. Et les automates…c’est bien trouvé.
Mais tout cela est contredit par :
Bref, je suis mitigée sur ce genre de spectacle qui sont peu écrits, et donc peu pertinents au regard des messages qu’ils sont censés apporter. Je veux bien qu’il s’agisse d’art, et de théâtre « abolitionniste », mais c’est bien loin des critiques sociales qu’un Molière ou un Charlie Chaplin pouvaient mettre en scène.