Pour une fois je vais parler d’un bestseller. Celui-ci est un peu particulier parce qu’il se présente comme une autofiction (ce qu’il semble bien être) mais qu’il est surtout une thèse soutenue par Adèle Yon, Normalienne, (enseignante, écrivaine et cheffe de cuisine) en décembre 2024. Le titre de la thèse était complété par « Enquête sur le double féminin fantôme ». Ce thème du double féminin fantôme se retrouve dans le cinéma, celui d’Hitchcock notamment, et c’est une histoire de hantise, où l’héroïne doit se confronter à un double, un fantôme, si elle veut se libérer et donc s’épanouir et se réaliser. Il existe autour d'elle un personnage couvert par le silence, le secret, le tabou, dont la destinée viendrait percuter les proches, la descendance, spécifiquement la lignée des femmes.
Dans le cas présenté par Adèle Yon, il y a, dans sa famille, une aïeule (une arrière-grand-mère que la narratrice n’a jamais connue) qui a été jugée folle, après avoir mis au monde six enfants. Tout le livre consiste en une enquête pas à pas, auprès des (très nombreux) membres de cette famille bourgeoise catholique des beaux quartiers, pour retrouver trace de cette arrière-grand-mère et démêler le vrai du faux.
Pour bien montrer que les morts de la généalogie ont un vrai pouvoir sur les vivants, le récit commence par le suicide d’un grand oncle, un des fils de l’arrière-grand-mère. C’est un suicide violent, par défenestration, complètement pensé et organisé avec beaucoup de minutie par son auteur en 2023. Je fais une digression tout de suite car je pense moi aussi que les morts ont beaucoup de pouvoir et qu’il est illusoire de les cantonner à leur statut de « non-vivants ». Les morts nous parlent dans nos rêves et ce, même si, comme moi, on ne croit pas à l’au-delà. Nous ne sommes pas capables de faire fi des « alertes » qu’ils contiennent surtout si elles sont dites par des personnes influentes de notre entourage.
Pour revenir à ce livre, je dois dire qu’il est singulièrement construit. L’enquête est une vraie enquête de détective, et tous les « interrogatoires » sont rapportés tels que. De même, les archives nous sont données, lorsqu’elles sont signifiantes, au fur et à mesure de leur découverte. C’est ainsi que l’arrière-grand-mère, qui avait 24 ans en 1940, échangeait des lettres d’amour avec son fiancé, un brillant ingénieur polytechnicien, mobilisé au printemps 40 et qui deviendra son mari. Les lettres montrent une jeune femme parfaitement saine d’esprit, plutôt intelligente, amoureuse et déterminée à faire un beau mariage.
Le temps de faire 6 enfants non désirés, et la voilà en 1950, à l’asile psychiatrique, placée là par son mari qui la trouvait trop « décalée », peut être en dehors des codes de son milieu, en tous les cas, non conforme à son goût d’homme bien rangé et doté d’une morale catholique très rigide. Elle avait 34 ans et elle restera à l’asile pendant 17 ans soit jusqu’à la cinquantaine.
A cette date, elle est libérée et on ne sait pas bien ce qui motive cet élargissement. Le livre se poursuit avec une mise en perspective de l’état de la psychiatrie depuis 1950 et jusqu’aux années (décisives) 70.
C’est très intéressant de revenir à l’histoire de cette discipline et d’en comprendre les ressorts sur cette courte période. L’arrière-grand-mère a été lobotomisée, c’est-à-dire qu’on lui a séparé les lobes du cerveau chirurgicalement. Cette aventure chirurgicale nous est venue des USA, où la tendance était d’attribuer les troubles mentaux et d’ailleurs les maladies de toute nature, à la génétique uniquement. Grave erreur s’il en est, car l’influence du milieu n’est pas du tout étrangère, comme on le verra pour l’arrière-grand-mère, aux malaises ressentis. Grave erreur aussi qui fait peser sur une lignée, les conséquences délétères d’une génétique que personne ne peut identifier. Ne pouvant pas guérir les malades (puisque l’a priori génétique en faisait une fatalité), la psychiatrie s’est attaquée à leurs comportements et donc à juguler, au moyen de la chirurgie ou des médicaments, tous les comportements déviants ou gênants socialement, même sans caractère avéré de dangerosité.
Dans le cas de la famille d’Adèle Yon, toutes les femmes ont peur de « l’héritage » de l’aïeule et, pour conjurer le sort, refusent d’en parler. Cette femme a donc cessé d’exister officiellement, elle en est réduite à devenir un fantôme, d’autant plus inquiétant que justement on ne sait pas trop ce qu’il lui est arrivé. Enfouir un secret dans la crypte n’a jamais pu le faire disparaitre pour toujours. « L’œil était dans la tombe et regardait Cain » comme l’a écrit Victor Hugo.
C’est pour cela, parce qu’elle aussi, est effrayée, qu’Adèle Yon a entrepris cette reconstitution.
Chiffres à l’appui, on voit que les traitements aussi cruels que la lobotomie, ont principalement été employés sur les femmes. Les femmes qui avaient des comportements divergents (femmes pas maternelles, pas assez « rangées », colériques, bruyantes, nerveuses, comportements pas alignés sur les normes sociales) ont toujours été jugées avec beaucoup de sévérité. Et cela commence par les maris, je n’emploie pas le terme de patriarcat parce que cela devient insupportablement trop galvaudé par les néo-féministes qui n’ont de féministes que le nom. Mais les maris avaient (ont toujours ?) une idée de la famille où les femmes devaient « tenir » leur rôle et tout ce qui n’était pas conforme était jugé comme de la folie. L’arrière-grand-mère n’a certainement pas pu s’y faire, le « corsetage » par le mari était trop strict. La jeune femme, frustrée, s’est mise à accentuer ses différences et voilà pourquoi elle a été taxée de « schizophrène ».
Plus tard, dans les années 70, on a revu les prises en charge psychiatriques en s’attachant beaucoup plus à sortir les malades de la chronicité. Les séjours à l’asile sont devenus l’exception. Le milieu a enfin été reconnu comme influent sur la santé. Les environnements toxiques ont été mis en cause et les solutions se sont alors orientées à sortir les malades de leur milieu.
N’étant pas médecin, je ne sais qu’en penser…si ce n’est qu’il doit exister une mesure en toute chose et que les balanciers pourraient utilement s’équilibrer entre hérédité et environnement.
Un livre passionnant à lire d’une traite…