Jamais un animal n’a mieux porté son prénom que toi, ma princesse. Tu étais une chatte tellement sûre de ta beauté, tellement consciente de ta responsabilité (être le modèle félin à qui je ne pouvais qu’être complètement dédiée), sensible à ne jamais t’abaisser à la vulgarité des autres, fussent-ils humains, délicate à l’extrême, d’une propreté méticuleuse, ne supportant aucun congénère, que tu remplissais tous les critères de la star que tu étais. Mais rien, pas un gramme de caprice, pas une goutte de folie, aucun faux pas, ne venaient rider la noblesse de ton cœur, et la majesté de ton allure.
Je t’ai aimée, contemplée, admirée, pas seulement pour ton raffinement, mais aussi, et peut-être surtout pour ta subtilité.
Parce que tu m’as beaucoup appris. J’avais eu des chats, dans le passé, il y a longtemps, à un âge où les enfants absorbent l’essentiel de nos soucis et dévorent nos capacités affectives. J’étais passée à côté.
À côté de ce monde enchanté dont tu m’as entrouvert la porte. Le monde de l’innocence, du paradis perdu, de l’enfance, le monde d’où l’on vient, pourtant, il y a si longtemps, mais duquel nous avons jeté la clé dans la rivière de l’oubli. C’est le monde animal, aux couleurs vives, aux joies éternelles. C’est le continent de la confiance, de l’abandon, un univers sans calcul, ni combinaison, un monde d’une étincelante pureté. J’ai mesuré avec toi tout ce que nous avons perdu en ayant reçu la conscience. Pas seulement des capacités sensorielles hors normes (tu m’entendais arriver à je ne sais quel bruissement de l’air, alors que mes pas n’étaient pas encore dans la maison et en tous les cas, tout à fait inaudibles ) mais aussi quelque chose comme le tact, la discrétion, l’élégance, la prévenance. Des qualités innées qui te poussaient à ne jamais t’imposer nulle part, à réserver tes câlins à notre intimité, à respecter nos rythmes et nos modes de vie. Innées ? Peut-être pas. Tu me regardais beaucoup et longuement, et je voyais bien, dans ton regard interrogatif, que tout ton être essayait, avec toutes tes forces, de s’ajuster au mien, au nôtre. Parfois avec une patience infinie. Tu as attendu, dans ta courte vie, bien plus longtemps que n’aurait pu le faire n’importe quel humain à l’échelle de temps de sa vie.
On dit bien que nous habitons chez nos chats. C’était seulement un peu vrai. Car tu as fait le maximum pour vivre avec nous aussi. Aucun débordement de ta part, pas d’équipées nocturnes, pas de réveils intempestifs. Je dormais avec toi, tu me faisais l’honneur de rester aux pieds de la couette, toute la nuit. Et ton sommeil était si apaisant qu’il me suffisait de te savoir étendue pour calmer les fantômes de mes insomnies. Endormie de tout ton long, (comme tu me semblais grande à ces moments-là, alors que tu n’étais qu’un petit mammifère fragile dans la journée), tu ne ronronnais que faiblement, légèrement et j’étais rassurée. Ce sont les nuits avec toi qui me manqueront toujours. Les nuits dans tes rêves, les nuits de lune, les nuits parfumées, les nuits envahies de douceur et de tendresse. Ta tendresse, ma Scarlett.
C’est moi qui ai découvert l’horrible maladie qui allait t’emporter, c’est moi qui t’ai soignée, en sachant que la fin serait inéluctable. C’était ce que l’on appelle, une longue et douloureuse maladie, sauf que pour toi, il n’y avait aucun traitement possible. Tu as tenu 1 ans et 3 mois. Tu étais tellement jeune, 4 ans seulement !
J’ai détesté les trois derniers mois de ta pauvre vie. Tu t’es mise à dormir beaucoup, presque tout le temps. Les toilettes se sont faites encore plus longues, plus complètes. Pour te sentir propre, pour te sentir en vie, pour te réconforter, tu te nettoyais. Les caresses venaient compléter la rassurance, et je pouvais passer des heures à te dorloter, à passer ma main sur ton ventre, dans tes poils tellement moelleux. À te faire des bisous, car je t’ai beaucoup embrassée, parce que j’aimais enfouir mon nez dans la touffeur de ta robe, sentir cette tiédeur, cette vibration le long de ton corps.
Et tu me faisais, encore et toujours, confiance. Une confiance et une foi à toute épreuve. Toi, tu savais aussi, tu te préparais. Et moi, je ne voulais pas que tu abandonnes trop vite. Je ne suis qu’une humaine, je n’ai pas ta sagesse. Je voyais bien que parfois, tu mangeais parce que j’étais là, que je t’encourageais, que je te caressais. J’ai souvent eu le sentiment que tu mangeais un peu pour nous faire plaisir. De toi-même, tu t'es mise à dormir beaucoup, pour ne plus sentir la maladie t’envahir. Tu dormais sur mon lit, sur le fauteuil, près de moi. Toujours. Tu aurais bien voulu arrêter de te battre. Mais nous, nous nous étions partagés. Déchirés, atrocement inquiets, reprenant espoir de temps en temps. Quand tu venais te réchauffer au pâle soleil de printemps. Je pensais : c’est peut-être une dernière fois, mais au moins c’est toujours ça.
Je voulais vraiment t’éviter le « douloureux » de ta maladie. Je ne pensais qu’à ça. Mais tu ne pouvais pas te plaindre, tu n’as d’ailleurs jamais eu un gémissement de douleur. C’est trompeur, ce monde de l’acceptation, ce monde de l’imperceptible et nous n’avons plus, hélas, les codes pour en déchiffrer tous les signaux.
Je me suis souvenue de mes désirs d’enfant. Puisque dans les contes les animaux parlaient, j’aurais tellement voulu qu’il en soit de même dans le réel. Pourquoi fallait-il être coupés de cette communication à tout jamais, alors que nous avions encore tant en commun ? Toutes tes tentatives, ma Scarlett, pour t’approcher de moi, de nous, ne pouvaient pas être réciproques. Tu avais conservé ta capacité de comprendre sans les mots et moi je l’avais perdue. J’étais devenue bien moins attentive et moins sensible, à cause des mots, à cause du langage. Ton sixième sens si développé me faisait régulièrement défaut.
À la fin, je te tenais dans mes bras et tu mettais ta tête dans mon coude, pour ne plus voir et surtout pour me demander quelque chose. Tu semblais vouloir que j’intervienne. Mais dès que je t’emmenais chez le vétérinaire, tu reprenais, avec l’énergie du désespoir, une attitude digne et éveillée. Nous étions déroutés. C’est seulement après plusieurs essais que nous avons enfin compris. Tu savais, et cela ne convenait pas à ta noblesse de t’afficher tellement faible, tellement maigre, tellement démunie. Tu voulais faire face.
La dernière nuit, nous t’avons veillée toute la nuit. Nous ne sommes que des humains. Nous ne voulions pas que tu finisses comme ton instinct te guidait : dans un coin sombre et froid, sous un lit ou un meuble, seule…Cela nous était insupportable. Je sais bien que c’est une façon de se protéger quand on est un petit mammifère et qu’on veut s’éteindre parce qu’il est l’heure. C’est ce que je ne voulais pas pour toi.
Cette dernière nuit où tu ne dormais pas, tu ne dormais plus... Tu attendais la fin, tu ne voulais pas rester dans un couffin où j’avais installé une couverture toute douce pour que tu n’aies pas trop froid. C’est pourquoi, pour ne pas te laisser seule, nous nous sommes relayés à te caresser et à te parler. Pour que tu n’aies pas peur. Pour que nous n’ayons pas trop peur non plus.
Je t’ai tenue dans mes bras pour la piqure d’anesthésie . J'ai continué à te parler, à t’embrasser, jusqu’au sommeil profond. Ma Scarlett, ma princesse.