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Esprit rebelle (Gian Pietro Lucini, KC éditions 2025)

Esprit rebelle (Gian Pietro Lucini, KC éditions 2025)

C’est une lecture tout à fait extraordinaire que ce court roman d’un certain Gian Pietro Lucini, dont personne (ou presque) n’a jamais entendu parler.

Pour ma part, la découverte de ce livre, résulte d’une visite à la librairie italienne du 89 rue du Faubourg Poissonnière à Paris, qui organise de façon régulière des rencontres avec des auteurs, traducteurs et éditeurs, pas nécessairement italiens, mais toujours liés à l’Italie. L’espace est restreint et ces rencontres ne concernent donc que de vrais amateurs de bonne littérature. Je peux dire que c'est génial à chaque fois. 

D’abord ce livre : « Esprit Rebelle » et son auteur. Ce roman est paru en feuilleton dans la "Gazetta Agricola" de Milan en 1888. C'est donc un ouvrage de la fin du 19° siècle qui se déroule, à priori, dans le monde paysan de l’époque.

L’auteur en est un jeune poète de 21 ans, attiré par le mouvement symboliste, mais qui, à l’opposé de ce courant, exploite dans ce roman, plutôt la veine naturaliste comme on peut le voir chez Zola à qui il a été comparé. Attention, le symbolisme semble anodin, mais il faut bien se souvenir que le fascisme y a trouvé de quoi nourrir ses représentations visuelles. (!!!)

En 1888, il est trop tôt pour parler de fascisme, d’autant que Gian Pietro Lucini est aussi adepte de l’anarchie, théorie proche des idées marxistes à ce moment-là de l’histoire européenne. Enfin, Lucini s’est rapproché de Marinetti, qui est un artiste futuriste très connu, qui, lui, adhérera aux idées fascistes. Lucini meurt trop tôt, en 1914, soit à 47 ans, pour avoir pu être fasciste, et cette mort prématurée a certainement influé sur sa notoriété et sa postérité, puisqu’il est resté assez confidentiel en Italie et quasiment inconnu en France. 

Arrivé là, on se demande ce qui a bien pu séduire une toute jeune maison (KC) d’édition pour rééditer ce texte (il faut avoir du cran pour se lancer aujourd’hui dans l’édition papier !), jusqu'à en faire faire une traduction (remarquable). Et qu'est-ce qui me guide, moi, à vous en faire une chronique dans ce blog ?

C’est que cet auteur, jusqu’à présent réservé à quelques italianisants fans de raretés, est vraiment un génie de la langue italienne (et ça se voit, y compris dans la traduction) et que ce texte se révèle, tout contexte historique gardé, d’une grande actualité.

De quoi est-il question ?

Un certain Gian Pietro (même prénom que l’auteur) vient de finir trois années de service militaire (oui, c’était long, mais l’Italie, qui venait juste de s’unifier autour d’un roi, avait un voisin puissant, l’Autriche avec qui elle avait des problèmes territoriaux), service militaire effectué en ville, à Milan. Sortant de sa vie paysanne dans la plaine du Pô, il a été en contact, à l'occasion de ce brassage social et géographique, avec les pensées qui agitaient le monde européen de ce temps, à savoir le marxisme et l’anarcho-syndicalisme.

De retour auprès de ses parents, le jeune homme est conscient de l’état d’asservissement dans lequel vivent ses compatriotes, les paysans sans terre (braccianti) qui louent leurs bras à des métayers pour un salaire de misère.

« Et maintenant, ils moissonnaient, et la longue file des travailleurs s’étirait au loin, noire dans le jaune des moissons. Cela faisait cinq heures que le grand soleil d’été avait quitté l’horizon, et la campagne lombarde se déployait, couverte de fourrage, sous le ciel en flammes ; et cette mer blonde, qui semblait refléter l’irradiation d’un brasier, ondulait au moindre souffle d’air. Partout des épis, encore des épis, sans qu’on puisse discerner un arbre, une maison, des épis à l’infini. Dans cette fournaise, se levaient les arômes d’herbes séchées, une odeur de fécondité qui fumait, exhalée par la terre.

Les hommes travaillaient depuis cinq heures, pas le moindre cri, pas la moindre chanson n’interrompaient leur effort, pas la moindre facétie ; ils continuaient sans trêve, rythmiquement, comme des bêtes, et le mur épais des épis tombait, tombait, tombait encore. On n’entendait que le frottement métallique de la faux dans la paille, un bruit comme un sifflement étouffé, le cinglement d’une cravache fendant l’air avec obstination.

Les hommes travaillaient depuis cinq heures, sans une plainte, le dos et la tête dans la grande lumière, ils se laissaient recuire et fumaient de sueur. Le mouvement continuel au milieu de la poussière engourdissait leurs bras, qu’il semblait vouloir arracher de leur corps, leur causant une vive douleur, des fourmillements dans les épaules, un étirement pénible des muscles dans le maniement incessant de la lame. »

Gian Pietro, qui faisait partie de ces travailleurs/esclaves, se rebelle dès les premières pages du livre, et jette sa faux, ce qui a pour conséquence de le faire virer immédiatement.  Ce sera le prélude de la mission qu’il se donne alors : face à ces paysans illettrés et abrutis par le travail, il espère que sa révolte fera tache d’huile et que tous pourront enfin ouvrir les yeux sur leur soumission volontaire, et qu'ils comprendront que leur situation n'a rien de fatal. Il organise alors des réunions spontanées dans une grange, les longs soirs d’hiver, pour susciter l’idée de la révolution. La description de ces veillées, sous les yeux ébahis des vaches qui ruminent et à la lumière des lampes à huile est tout à fait saisissante.

Évidemment, l'action de Gian Pietro ne tarde pas à éveiller, chez les propriétaires, qui voient les paysans s’agiter et devenir moins dociles, une crainte qui les conduit, naturellement, à faire appel à la maréchaussée.

Le curé, corrompu, car il perçoit la dîme, soi-disant pour l’église, essaie bien de ramener le calme (« Mes enfants, au Royaume des Cieux, vous serez rétribués en proportion de ce que vous avez enduré sur cette terre »), rien n’y fait et les cailloux se mettent à voler aux cris de « Augmentation, augmentation ! ».

Je ne dévoile pas la suite bien entendu. Une foule indistincte, mal organisée et sans véritable leader, qui pense faire la révolution par elle-même, cela m’a furieusement fait penser à la révolte récente des Gilets Jaunes en France. C’est pourquoi je trouve ce texte très actuel.

Mais ce qui en fait la grande valeur à mes yeux, c’est véritablement la qualité de l’écriture. Les descriptions sont puissantes, évocatrices, justes : on voit que cet écrivain avait la fibre, c’était un vrai écrivain, de la trempe de ceux qui savent mettre des mots sur les choses, et qui ont cette aptitude, rare, à créer, ou à recréer des mondes. C’est pourquoi j’ai avalé ce livre avec un grand  plaisir de lecture.

 

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M
Très intéressant ce roman me fait penser au film 1900 où l on voit la condition des paysans sous le joug notamment de Donald Sutherland qui est un chef de culture, dirais-je , sans autres émotions que la cruauté . Je viens à Paris le 14 avril .Si tu te déplaces , pourrais-tu me prêter cet ouvrage ou sinon à la journée nationale ? Bises
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C
oui j'ai vu le film 1900 mais dans ma mémoire il y était surtout décrit la période fasciste, alors que chez Lucini on se situe bien avant. mais le rapprochement est très interessant en effet. Des millions d'italiens émigraient à l'étranger dans ces temps si durs...
M
TU AS VU LE FILM 1900 ?
C
bien sur Michele je te preterai ce livre génial...