Il faut vraiment être un orfèvre pour écrire des nouvelles, car le format court, comme on le comprend bien, ne supporte pas les redondances, approximations et manques de précision.
Etgar Keret en est un, j’ai lu tous ses livres et j’attendais celui-ci avec impatience.
Il est né en 1967, vit en Israël, écrit depuis de nombreuses années, toujours des histoires courtes pleines de fantaisie, d’humour et de profondeur. Il a une imagination débordante et ses textes sont aussi nombreux que variés.
Son univers est traversé d’images récurrentes : les anges, Dieu, le suicide (surtout par défenestration), l’absurde, l’espace, les extra-terrestres, le sexe, les animaux, les drogues, le mensonge, la vie de la société israélienne. Et toujours une ironie douce, un humour à la Woody Allen, teinté de dépression, de sens de la fatalité, et de beaucoup d’auto-dérision.
Pour le style, Etgar Keret a raconté dans un livre qu’il était sujet aux crises d’asthme. Ce qui donnait les phrases à rallonge chez Proust, le conduit, lui, à privilégier les phrases courtes, où la respiration s’entend presque.
Dans ce recueil-là, qui comporte 33 nouvelles, l’absurde règne partout, y compris dans la nouvelle qui aborde la question du 7 octobre 2023. Le massacre est vu par un juif hassidique qui a consacré sa vie à prier pour la paix et qui voit que ses prières n’ont pas été entendues. Son rabbin lui enjoint de prier encore plus, et c’est alors qu’il s‘aperçoit qu’au milieu de ses prières, il revoit « le cou de cygne » de la caissière du supermarché. Ce seul détail est à la fois cocasse et humanisant, car les juifs hassidiques ne sont pas très efficaces en Israël comme facteurs de paix. Le désir que cet homme pieux ne peut s’empêcher de ressentir, malgré sa ferveur religieuse, est un clin d’œil amusé d’Etgar Keret, lui-même se disant juif agnostique.
Dans le même ordre d’idée, j’ai beaucoup ri en lisant ce passage. Il s’agit de jeunes camés qui ont envie d’aller draguer sur la plage de Tel-Aviv. L’un d’eux raconte ce qu’il a dit à la belle Norvégienne qu’il voulait mettre dans son lit :
« Il lui a dit : « Tu es belle. » Il lui a dit : « Si Dieu descend d’un nuage et me demande ce que je souhaite, je lui dis de me donner dix minutes pour te lécher. S’il me dit : “Je t’accorde deux souhaits”, je lui demande de me rendre immortel. S’il me dit trois souhaits, je lui balance la paix au Proche-Orient, histoire de soutenir le pays. Mais s’il me limite à un seul souhait, alors je veux te lécher, c’est tout. »
Une des nouvelles que j’ai le plus aimées est intitulée « Au commencement, chapitre 0 ». Il y est question d’une vie entière en accéléré, où finalement les douleurs succèdent aux angoisses, les angoisses aux peurs, puis les peurs aux frustrations, jusqu’à la perte des facultés intellectuelles qui ramène un peu d’innocence et la mort qui, elle, permet enfin la sérénité.
J’ai bien aimé aussi la nouvelle intitulée « Dehors » et qui commence comme ça :
« Trois jours après la levée du confinement, il parut évident que personne n’avait l’intention de sortir. Après tant de temps passé chez eux, les gens s’étaient habitués : ne pas aller au travail ni au centre commercial, ne pas aller avec une amie au café, ne pas recevoir une bise moite d’un camarade de l’armée rencontré dans la rue.
Le gouvernement accorda à la population quelques jours d’adaptation mais quand ils comprirent qu’il n’y aurait aucun changement, ils n’eurent pas le choix. La police et l’armée frappèrent aux portes et enjoignirent aux citoyens de sortir et de reprendre leur routine. »
Et il y a aussi « La file d’attente ». Keret met en scène une femme qui attend dans une interminable file d’attente, où tous les êtres humains attendent, piétinent et où l’on comprend qu’il s’agit en fait de la file d’attente devant la mort .. Arrivée péniblement au bout de la file, la femme demande à un ange qui surveille la bonne tenue de la file :
« Dites, avec la Chekhina, la Présence divine, la Toute-Puissance et tout le fatras, vous ne pouviez pas organiser un système un peu plus efficace ? Un truc sans file d’attente, par exemple ? »
L’ange lui lança un regard troublé. « Une file ? demanda-t-il. Que voulez-vous dire exactement ?[ …]
Ghiora fit un geste évasif censé englober tous les gens qui attendaient en silence devant et derrière eux.
« Ça ? dit l’ange en haussant les ailes, ça, si j’ai bien compris, c’est le jardin d’Éden. »
Dans une autre nouvelle, Keret imagine un film tourné en temps réel sur la vie d’un homme. Le film commence à sa naissance et se termine à sa mort (par suicide) à 73 ans. La salle où est donné ce film comprend des spectateurs qui vont eux-aussi mourir en cours de représentation. Et cela se termine par l’avis d’un critique qui sort de la salle.
« Des dizaines de reporters qui l’attendaient dehors lui tendirent leurs microphones et lui demandèrent ce qu’il pensait du film. « Le film ? » dit l’homme presque chauve, clignant des yeux dans la lumière. Il avait cru que c’était la vie. »
Et puis il y a une nouvelle lourde de symbole. Des arabes ont tué le chien d’une famille israélienne. Forts des recommandations de la Bible sur la loi du talion, les voilà qui s’apprêtent à exercer leur vengeance en tuant le pauvre chien d’une famille arabe !!!!:
Il est certain, que, compte tenu du contexte du pays, (la guerre) ce recueil est certainement plus grave que les précédents.
Keret a donné son avis sur la situation israélienne dans KOMETA : Il est pour 3 États, un palestinien, un israélien et un 3° pour ceux qui veulent s’entretuer : colons et Hamas ensemble !!!
Je conseille, pour ceux qui ne connaissent pas encore Keret, de commencer par d’autres titres comme « 7 années de bonheur », ou « La colo de Kneller », ou encore « Pipelines », « Incident au fond de la galaxie », « Crise d’asthme », « Au pays des mensonges »…