Singulier roman que celui-là ! Le texte nous ramène dans les années 70, au moment de la guerre du Vietnam. Son autrice est pourtant jeune, enfin, relativement à la guerre, car elle est née en 1967, donc aux tout débuts de la guerre avec les américains. Je rappelle que cette seconde guerre (après celle d’Indochine où nous étions belligérants) a duré – du moins officiellement – entre 1961 et 1975. Je rappelle aussi que cela n’a pas été seulement une guerre américano-vietnamienne, mais aussi une guerre civile entre vietnamiens. Elle a opposé les forces communistes du
Thuân vit à Paris depuis 30 ans et c’est le premier roman qu’elle écrit en français, après une dizaine d’autres, en vietnamien. Son roman « Un avril bien tranquille à Saïgon » a été interdit par la censure vietnamienne en 2015. Elle habite à Antony, elle est donc une voisine. Elle voyage beaucoup et elle a été finaliste dans de nombreux concours littéraires. Elle a traduit Jean-Paul Sartre en vietnamien.
Ses romans font l'objet de recherches dans les universités vietnamiennes, françaises et américaines pour son écriture novatrice, parfois dérangeante par son humour.
Ses thèmes de prédilection sont bien sûr le Vietnam, mais aussi et surtout l’exil, Car au-delà de la guerre, l’exil est une grande violence, un traumatisme, un déchirement profond. Thuân a d’abord obtenu une bourse pour étudier en Russie, (le grand frère communiste accueillait volontiers les ressortissants vietnamiens) juste après son baccalauréat en 1986. Elle raconte que les vietnamiens n’avaient de considération que pour les « diplômes rouges » (on avait un diplôme rouge quand on était dans les meilleurs). Mais Thuân a donc appris le russe. De ce fait, certainement, elle s’est beaucoup attachée à la culture russe, d’où le sous-titre de ce roman : « Celle qui aimait Tolstoï ».
Le roman B52 se situe en 1972, peu avant les accords de paix à Paris. Les américains ont alors décidé de mener une campagne de bombardements massifs sur le Nord Vietnam, au moyen des fameux avions B52. En fait, il y a eu 2 campagnes de bombardements, en octobre et décembre 1972, appelées Linebacker I et II. Les Vietnamiens appellent aujourd'hui cette dernière campagne « Dien Bien Phu aérien », en raison des pertes américaines, probablement gonflées par la propagande du côté vietnamien qui a subi, lui aussi, de nombreuses pertes humaines.
Thuân imagine que la narratrice de son roman est médecin, diplôme (rouge bien sûr) obtenu à Leningrad et qu’elle est finalement appelée (la condition du recrutement était de ne pas parler anglais) à soigner les prisonniers de guerre dans la prison de Hỏa Lò, la prison centrale d'Hanoï.
Elle y rencontre un américain qui parle russe, car ses parents, son père était russe émigré aux USA. Il s’appelle Andreï Bolkonsky, exactement comme le héros de Guerre et Paix. Il a été capturé à la suite de la chute de son avion bombardier.
« Il n’était alors qu’un squelette sur le sol bétonné de sa cellule. Un squelette au crâne rasé et en pyjama à rayures. »
Le pauvre Andreï est torturé constamment et c’est avec très peu de moyens que la femme médecin arrive à le soigner après les coups du boxeur en chef des gardiens : « Le directeur de Hỏa Lò m’a convoquée : “Nous devons faire connaître au monde entier la générosité de notre Parti. Mais camarade, ne gaspillez pas votre temps avec l’ennemi ! »
De fait, quand le journal « L’Humanité » est acceptée (la solidarité des camarades !) pour une visite, la cellule est enfin nettoyée et le prisonnier rendu présentable, mais le reste du temps, il est affreusement maltraité. La médecin va être fascinée par son patient, au point d’en tomber secrètement amoureuse. Longtemps après, elle apprendra qu’il a refait sa vie aux USA et qu’il se présenterait même pour l’élection sénatoriale, voie royale pour la présidentielle. On pense bien sûr à John McCain, dont les miliciens s’étaient emparés en 1967, qui avait été gravement torturé et dont le comportement avait été si irréprochable qu’il avait ensuite failli devenir Président des USA.
Cette médecin sera hantée toute sa vie par le sort de ce prisonnier, et elle y repensera au travers de tous les amants qu’elle aura dans sa vie. Elle aussi, comme l’autrice, émigre à Paris, elle aussi souffre de l’exil, elle aussi développe une ironie mordante qui lui permet de tenir à distance la guerre et ses horreurs. Cette médecin exerce à Fresnes (le nom n’est jamais prononcé) et elle va rencontrer une femme prisonnière qui parle russe, qui est russe, et qui est surnommée Anna Karénine.
« Anna me regarde fixement, comme pour scruter mes pensées. Elle ne sait pas que j’ai fait mes études en Russie mais elle voyait certainement des Vietnamiens à Rostov-sur-le-Don, où elle vivait avant de venir en France. À l’époque, de Leningrad à Odessa, de Moscou à Tachkent, de Minsk à Tbilissi, de Kiev à Novossibirsk, même dans les petits villages de province aux tristes nuits de l’Union soviétique, on ne trouvait plus dans les magasins d’État, durant des mois, l’ombre d’un réfrigérateur, d’un ventilateur, d’un téléviseur, d’une bicyclette, d’un four électrique, d’une plaque de cuisson, d’une cocotte-minute, d’un roulement à billes pour vélo, d’antibiotiques, de lait en poudre, de bonbons au chocolat… car des citoyens d’un pays frère d’Asie du Sud-Est avaient tout acheté puis ramené à leurs foyers dans des camions après avoir offert à chaque vendeuse un tee-shirt brodé et un tube de rouge à lèvres. »
La narratrice raconte que sa mère ne l’a jamais aimée et qu’elle a toujours préféré son frère, issu d’une liaison adultérine avec un diplomate. (encore un symbole de l’exil)
Il y a beaucoup d’ironie dans ce livre, et l’écriture en est très subtile, un peu à la manière de Kundera.
« Selon elle, la guerre rend les femmes courageuses et les hommes craintifs. Au front, si les hommes se battent avec fureur les uns contre les autres, c’est pour surmonter la peur. La veille de chaque offensive importante, des actes barbares se produisent souvent : des soldats, même les plus gentils, n’hésitent pas à violer les femmes, à tirer sur les enfants, à couper la tête des personnes âgées. Et cela afin d’oublier les risques qu’ils courront le lendemain ».
PS: les illustrations choisies évitent soigneusement les images de guerre au Vietnam