Il est toujours plaisant de découvrir un écrivain à travers la parution d’un livre, qui plus est encensé par la critique. C’est particulièrement vrai d’un écrivain étranger, moins présent dans le microcosme culturel et intellectuel parisien.
J’avoue que je ne connaissais pas du tout Paul Lynch. Né en 1977 en Irlande, il vit avec sa femme et sa fille à Dublin. Journaliste et critique de cinéma, il a commencé à publier des romans, dont la plupart sont traduits en français : « Un ciel rouge le matin » (2014), son premier roman publié en 2013 en anglais, « La neige noire » (2015), « Grace » (2019), « Au-delà de la mer » (2021). Et voici que vient de paraître « Le chant du prophète », lauréat du « Booker Prize » pour son édition originale anglaise « Prophet song » (vous remarquerez que l’éditeur français a choisi un titre fidèle à l’original).
Connaissant le talent de toute une génération d’écrivains contemporains qui font rayonner la littérature irlandaise, j’étais donc impatient de lire cet ouvrage. Avec néanmoins quelques scrupules : en effet, je vais à nouveau vous plonger dans un univers sombre, quasiment désespéré, qui évoque sans aucune ambiguïté la tragique actualité géopolitique de notre monde, qui semble perdre ses repères l’un après l’autre pour nous entraîner dans des drames qui semblaient encore inimaginables il y a quelque temps. Paul Lynch nous parle de dictature, de guerre civile, de décomposition de la vie sociale à travers le sort d’une famille.
Tout au long du récit, nous allons partager le sort de la famille Stack. Le père, Larry Stack, est un enseignant syndicaliste, sa femme, Eilish, travaille comme microbiologiste, ils élèvent quatre enfants. Un soir de pluie, deux hommes de la police secrète frappent à la porte pour demander à s’entretenir avec Larry. Ce dernier est absent, mais il se rend au commissariat dès le lendemain et ne revient plus.
Le cadre est planté dès le début : nous sommes bien à Dublin, des lieux précis de cette ville, probablement familiers au lecteur irlandais, sont régulièrement évoqués. Mais nous apprenons qu’un parti autoritaire, le National Alliance Party, gouverne désormais l’Irlande et s’appuie sur une police secrète (pas si secrète que ça d’ailleurs) intitulée GNSB (Garda National Service Board). Avant de disparaître, Larry Stack avait déjà été « invité » à un entretien avec deux inspecteurs de ce GNSB : « Mr. Stack, vous êtes sans nul doute au courant qu’en septembre dernier, en réponse à la crise majeure que traverse le pays, l’état d’urgence a été déclaré, et que les attributions et prérogatives du GNSB ont été élargies en vue du maintien de l’ordre public, vous devez donc comprendre l’impression qui est la nôtre, votre comportement apparaît comme une incitation à la haine contre l’État, vous vous conduisez comme quelqu’un qui sème la discorde et l’agitation ».
Et l’étau ne cessera pas de se resserrer. Larry est alerté sur le sort d’un autre responsable syndical, un certain Jim Sexton : « Quelqu’un l’a vu être poussé à l’arrière d’une voiture…son épouse l’a découvert en passant des coups de fil aux uns et aux autres. Jim Sexton, c’est le genre syndicaliste grande gueule, mais qu’est-ce qu’il a bien pu faire de mal ? » Le livre est construit en neuf chapitres qui semblent, comme les cercles de la descente aux enfers, tracer pour Eilish et ses quatre enfants un chemin de plus en plus difficile, marqué par la perte progressive des repères de la vie courante jusqu’alors normale, voire aisée. Le tout dans la sombre ambiance d’un hiver irlandais naturellement pluvieux ! À l’incrédulité (« Le GNSB, ce n’est pas la Stasi ») succède la peur omniprésente : Eilish demande à ses enfants de ne jamais évoquer la disparition de leur père en dehors de la maison : « surtout ne dites rien quand vous êtes au lycée ». Cette famille est de plus en plus isolée. Inutile de faire appel aux collègues syndicalistes qui, eux aussi, disparaissent ni à une avocate qui subit d’énormes pressions pour ne pas défendre les victimes de la répression.
Eilish doit aussi prendre soin de son vieux père à l’esprit défaillant. La vie de tous les jours est de plus en plus difficile, les pénuries apparaissent dans les magasins. Seuls les réseaux sociaux et la BBC donnent des informations justes. La tension s’accroît, des manifestations sont réprimées dans le sang, un mouvement rebelle prend les armes et déclenche une guerre civile jusque dans la ville de Dublin. Les hôpitaux sont débordés, un des fils d’Eilish est blessé et elle ne sait plus où le retrouver. Le fils aîné, lui, a rejoint les combattants rebelles. Si Eilish se refuse initialement à partir en Angleterre ou au Canada, où vit sa sœur, elle finit par s’y résigner et le livre se termine par le récit de leur fuite au milieu de réfugiés dans des conditions terribles. C’est à cette occasion qu’Eilish pense à son destin : « croire que l’on assistera à la fin du monde n’est que vanité, ce qui s’achève en vérité lors de la catastrophe finale, c’est notre vie et rien d’autre, le chant du prophète dit toujours la même chose, un chant identique répété de siècle en siècle, le tranchant de l’épée, le monde dévoré par les flammes….ce n’est pas la fin du monde que chante le prophète, mais le sort de certains d’entre nous et non de tous….la fin du monde est toujours un évènement circonscrit, elle arrive dans votre ville et frappe à votre porte, mais elle n’est pour les autres qu’une vague menace… »
Comme la plupart des critiques, j’ai apprécié la force de ce livre. Il est qualifié de dystopique, car il oppose le réalisme des lieux à la brutalité d’évènements complètement inventés par l’auteur (sauf erreur de ma part, je n’y ai vu aucune allusion à la vie politique irlandaise) mais inspirés dans les moindres détails par les totalitarismes et les guerres de notre époque : si la première partie fait plutôt penser à l’arrivée au pouvoir d’une dictature, de type fasciste ou stalinien, la suite nous plonge dans une atroce guerre civile urbaine, comme en Syrie ou au Liban, et nous sensibilise au calvaire des réfugiés. Ce qui se joue, c’est le destin d’une femme, le personnage central du livre, et de ses enfants.
J’ai moins apprécié le style qui m’a déconcerté. En effet, Paul Lynch a voulu créer une ambiance à la fois oppressante et haletante en limitant la ponctuation et en ne détachant pas les dialogues et les propos des personnages des autres phrases. Je ne ressens pas cet effet recherché d’oppression, je trouve plutôt qu’il en ressort une impression de « décousu » qui produit un effet contraire. Ce livre reste néanmoins une belle découverte.
Signé: Vieuzibou