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Patriote (Alexei Navalny Ed Robert Laffont 2024)

Patriote (Alexei Navalny Ed Robert Laffont 2024)

J’ai lu ce témoignage avec un soin tout particulier. C’est le testament d’un saint, d’un héros, d’un personnage au courage incroyable et c’est donc pour moi un livre sacré.

Je dois dire que j’en voulais terriblement à Navalny d’être rentré pour se jeter dans la gueule du loup et que j’ai hésité à lire ces mémoires, tant cette destinée me faisait souffrir. Nous aurions tellement eu besoin de sa vision de la Russie, de sa force, de son combat pour affronter ce monstre qui se trouve devant nous en ce moment : Poutine !

Mais il était important pour moi de comprendre ce qui s’était passé dans la tête de ce héros. Je sais bien que l’âme russe nous échappe et nous échappera toujours et qu’il est difficile pour nous aujourd’hui de réaliser ce que le mot « patriote » veut dire. Plus personne n’est, dans nos sociétés, capable d’aller mourir pour une « patrie » qui n’a plus aucun sens à l’heure où les élites mondialisées n’en ont plus et vivent hors sol, dans cet entre monde des lieux magiques où resplendissent les plus grandes fortunes.

C’est donc à la fois avec appréhension et révérence que j’ai abordé la lecture de ce gros livre de plus de 350 pages.

Bien m’en a pris. Le temps de son écriture commence avec son empoisonnement au Novitchok dans l’avion, le 20 aout 2020, et jusqu’au dernier mois de sa détention en début 2024. Il a été certainement victime de ses bourreaux, et plus encore de l’État Russe, le 16 février 2024, où il est déclaré mort, sans autre forme d’investigation.

Mais Navalny avait beaucoup à dire. Né en 1976, il a connu la fin de l’URSS et la période de transition entre 1989 et 2000, puis la montée en puissance du dictateur Poutine. Il est avocat de formation et de métier, mais surtout homme politique, opposant depuis 2011, et dénonciateur de la corruption généralisée dans son pays.

Il a beaucoup d’humour, (un humour sarcastique, une ironie à toute épreuve) et il est absolument irrésistible de lire des phrases comme :

« Dans les profondeurs obscures du système de planification de l’État soviétique, quelqu’un avait décidé que la probabilité de trouver des saucisses dans un magasin d’alimentation d’Obninsk serait de soixante pour cent supérieure à celle de l’unique épicerie de notre unité militaire. »

Ou de lire une des bonnes blagues de l’époque URSS :

« Vous savez qu’en URSS, quand on veut acheter une voiture, il faut payer d’avance puis faire la queue pendant dix ans ? Alors il y a un type qui arrive avec son fric, et l’employé lui dit : “C’est bon, vous pouvez revenir chercher votre voiture dans dix ans.” Le type demande : “Le matin ou l’après-midi ?” L’autre s’étonne : “C’est dans dix ans, alors qu’est-ce que ça peut faire ?” Et le client répond : “C’est que le matin, j’ai le plombier qui vient.” »

Mais la propagande (cad : le mensonge) permettait aux citoyens de se croire peut-être, patriotisme aidant, dans un des meilleurs pays au monde : « Nos hommes vivaient dans un tel dénuement et étaient si bien entraînés à vivre à la dure qu’il allait de soi qu’en cas de guerre, ils battraient à plate couture les Américains élevés dans du coton, avec leurs baraquements somptueux et leurs officiers logés dans des appartements individuels. »

Avec ce bémol toutefois :

« Si le capitalisme était une telle abomination que la chance d’être nés soviétiques aurait dû nous tirer des larmes de bonheur, pourquoi mon trésor le plus précieux consistait-il en deux canettes multicolores de bière importée, si belles et si mirobolantes que tous ceux qui venaient nous voir, les enfants comme les adultes, les prenaient entre leurs mains pour les admirer ? »

« Quant aux chewing-gums importés d’Afghanistan, c’était littéralement une merveille tombée du ciel : ils étaient accompagnés d’images de Star Wars, de quoi vous faire pleurer d’envie ».

En fait, ce qu’il faut comprendre, c’est que si les Russes ne se font aucune illusion sur l’État, ils ont, en revanche, et quoi qu’il arrive, une immense fierté d’être russes, à cause de la culture, des modes de vie et essentiellement des gens eux-mêmes, du peuple. Et je crois que c’est bien ce sentiment qui a poussé Navalny à y retourner quand bien même, il se savait condamné à vie par un homme ayant déjà tenté de le tuer.

Je passe sur le récit des années de lutte contre la corruption, après l’effondrement de l’URSS, comme l’explique Navalny :

« Avoir fait de la prison est soudain devenu quelque chose de positif et de très important. Alors qu’auparavant, on pouvait dire : « Il a passé sept ans derrière les barreaux. Il est irrécupérable. Évite d’avoir affaire à lui » ; ce genre de jugement a été remplacé pour des raisons incompréhensibles par : « Il a fait sept ans de prison : il doit connaître des gens utiles et pourra peut-être nous aider à résoudre nos problèmes. […] Si on n’arrivait pas à régler un problème en passant par les gangsters locaux, on pouvait aller négocier avec leurs supérieurs. »

Et j’arrive directement à ce qu’il lui est arrivé depuis son retour en Russie en janvier 2021. Je suis très intéressée de savoir comment un homme tient dans les pires conditions, résiste au froid, au chaud, à l’isolement, au bruit, au manque de soin, à la privation de nourriture et de sommeil. A travers le ton de son témoignage qui reste optimiste et alerte, nous devinons la force de caractère qu’il faut pour regarder en face sa mort certaine en prison.

De tous les récits qu’il fait de l’inhumanité des prisons russes, je retiens ce qu’il a écrit avec une indicible tendresse, après avoir été confiné dans le noir dans un trou à rat appelé shizo (le mitard renforcé) [i]:

« Je pense aussi à ces moments où, sur un coup de tête, vous échangez [avec votre femme]  à 2 heures du matin ces paroles si romantiques : « T’as pas envie de manger quelque chose ? » Et vous allez dans la cuisine, vous vous asseyez, et vous mangez en bavardant. Quels moments fantastiques. »

Ce livre est essentiel, car c’est non seulement un document pour l’Histoire, mais aussi un témoignage unique sur la résistance d’un être humain, attaché à ses convictions au point d'en sacrifier sa vie. Un être humain exceptionnel, comme on en voit très peu sur cette terre.

 

[i] « C ’est ici que se déroulent habituellement les mauvais traitements, les tortures et les assassinats de prisonniers. Le Shizo est le principal moyen légal de punir un détenu et passe pour être exceptionnellement sévère. »

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G
Bonjour Cerisette<br /> Merci, j'ai trouvé votre article super intéressant, bien écrit et très prenant..<br /> Cordialement<br /> Sophie
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C
Merci beaucoup de votre commentaire!!!
M
Que dire de plus ? Merci de ce partage qui nous montre qu’il existe des êtres humains capables de se construire un “tabernacle intérieur” ( mots de Giordano Bruno qui n’a pas abandonné ses convictions malgré 7 ans de procès)
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C
merci beaucoup Michele...tu as parfaitement raison et tes mots sonnent justes