On aurait pu aussi appeler ce livre, « les Enfants du naufrage » tant la destinée de tous les êtres qui forment la grande famille de Virginia Tangvald , est associée à la mort par naufrage.
Autour du navigateur solitaire célèbre Peter Tangvald, son père, les morts en mer se succèdent. Deux femmes et deux enfants vont y disparaitre, ainsi que lui-même.
Et c’est à la poursuite de ce père énigmatique que Virginia se lance dans ce livre qui est bien plus un récit qu’un roman.
Tout commence, pour elle, en 1991 à Bonaire, une ile paradisiaque des Caraïbes néerlandaises, à une centaine de kilomètres à l’est de la côte vénézuélienne. Les bateaux de son père et de son frère viennent de se fracasser contre les rochers, par une nuit sans lune où s’abattait un cyclone tropical. A bord du premier bateau, le père, Peter Tangvald 67 ans et une de ses petites filles Carmen, 8 ans. Le second bateau, brisé lui aussi, était relié par une corde au 1ᵉʳ. Thomas, 15 ans, a réussi à rejoindre la grève, et est devenu le seul survivant.
Il faut dire que Peter Tangvald est un personnage vraiment singulier. Norvégienne d’origine, et très austèrement protestante, la famille Tangvald s’est d’abord installée à Paris avant de rejoindre les USA. La famille a importé des oranges d’Espagne en Norvège, puis exporté des skis de Norvège vers la France. Peter, une tête brulée dès son jeune âge, a été détourné du ski et des montagnes, par son propre père, pour l’éloigner de ses démons et de la psychiatrie, préconisée par sa mère. Peter sera un navigateur pionnier en son genre, car il a pour la 1ere fois, conçu de longues traversées sans moteur. Rapidement, il dessine et construit lui-même ses embarcations, censées résister à tous les vents.
Peter Tangvald est surnommé le gitan des mers parce qu’il a parcouru tous les océans du globe, qu’il était complètement inadapté à la vie en société, qu’il vivait sur ses bateaux en maillot de bain et que sa vie, racontée avec beaucoup de suffisance dans son journal de bord, était faite d’affrontements avec la nature, mais aussi avec tous les dangers de l’errance sur des mers où circulent encore des pirates.
C’est aussi le Barbe Bleue des mers, car il a épousé sept femmes dont certaines ont accouché et sont mortes en mer. Lourd héritage pour Virginia, qui, elle aussi, est née en haute mer et qui pourrait bien, de ce fait, être sans patrie. Thomas, le rescapé de 15 ans, le demi-frère, est, également, né en mer. Il y disparaitra aussi. Apparemment, il est le fruit d’une liaison avec une toute jeune fille, Lydia, tombée amoureuse du père alors que celui-ci était encore marié avec sa 5ᵉ femme, et partie avec lui, dans une aventure qui se terminera mal pour elle aussi.
« [J’entrevis]des clichés de mon père en slip de bain, de Lydia en train de découper un poisson sur le pont, de Lydia nue, allongée sur des lattes de bambou, se tortillant de douleur. Un bébé ensanglanté.
— Ce jour-là, mon père avait reçu une lettre expliquant que Thomas était né en mer pendant une tempête. On avait appelé cette histoire « le bébé de la mer » et ça s’est extrêmement bien vendu partout dans le monde. On envisageait de faire de Thomas un sujet qui pouvait durer des années : ce petit garçon blond qui vit sur les mers chaudes et voyage aux quatre coins du monde. Une vie de rêve. Mais ce n’était qu’un rêve. »
Les femmes de Peter lui sont toutes tombées dessus, comme des mouches sur un sucre, alors que lui, précisément, me fait l’effet d’être assez machiste et peu attentionné, en un mot peu enclin à s’occuper d’une femme et encore moins des enfants qu’il a semés sur son passage. Les plus avisées d’entre elles, comme la mère de Virginia, ont su rester à quai, les autres se sont fait broyer par la passion du navigateur, qui aimait certainement plus son bateau que ses compagnes. On raconte qu’il était d’une pingrerie effrayante, ce qui, selon moi, est aussi la marque d’un manque de cœur.
Alors Virginia dans tout ça ? Dans ce livre, elle ne raconte pas, de manière chronologique, les différentes phases de la vie de son père (entre nous, cela a déjà été fait, à la fois par le journal de bord de l’intéressé et par des livres et articles qui ont raconté ses équipées fantastiques). Au fur et à mesure de la lecture, on comprend que, si elle est à la recherche de son père, c’est qu’elle veut en faire son deuil définitif, non pas en l’oubliant, mais en évitant de reproduire son histoire. Car Virginia est tombée sur un homme qui, finalement, ressemble à son père. C’est un musicien doué, au charme ensorcelant, mais aussi un être désaccordé, un de ces hommes qui vous entraînent vers l’abîme, la dépression, le suicide.
Quand elle écrit ce livre, Virginia a enfin rompu les amarres. Elle a quitté dans la douleur cet homme vers lequel elle était revenue tout au long de sa vie, en une fascination destructrice qu’elle avait comprise dès le début, mais dont elle ne pouvait pas s’extraire, comme beaucoup des femmes de son père.
« À mon retour de Porto Rico, j’avais décidé de tirer un trait sur mon passé, et sur ce monde parallèle dans lequel je m’étais abritée auprès des miens. Je m’étais construite à l’aune de mon père et du mystère qui l’entourait. Une promesse de beauté et de liberté absolue, aussi irrésistible que le chant des sirènes, sublime et mortifère, capable de m’avaler à tout jamais. Je n’avais fait que tremper l’orteil dans cette histoire et, déjà, elle avait failli m’engloutir. Pour autant, je ne savais pas vers quoi je devais me tourner. ».
L’écriture de Virginia Tanvald est très poétique, et même si ce roman est un peu fouillis, on est souvent happé par la beauté de la langue et des images.
Un exemple :
« On m’avait décrit le bruit infernal des cris d’oiseaux dont les clameurs maléfiques s’entendaient à des lieues à la ronde. Mais le jour où j’y ai accosté, ils étaient silencieux. Je ne percevais que le bruit du frémissement des herbes hautes mêlé à celui du vent, creux et lointain. Il avait plu. Je veillais à ne pas glisser sur les pierres noires et luisantes d’où émanait un parfum terreux. Les oiseaux les plus jeunes, bien que déjà colossaux, leurs plumages appesantis par la pluie, restaient immobilisés au sol. Trop lourds pour s’envoler, ils en étaient réduits à me guetter de leurs yeux bulbeux, leurs têtes blanches sur des corps noirs. Ils étiraient le cou vers moi et ouvraient leurs becs béants et puissants qu’ils claquaient en un bruit sourd de crécelle, une menace, un avertissement. Les gardiens du monde des morts, tandis que j’avançais entre eux, vers l’horizon dans lequel tu t’étais fondu dix ans plus tôt.
La lumière, suspendue dans l’humidité, semblait s’y réfracter à l’infini. L’île s’était drapée dans une mousseline diaphane où le ciel et la mer, vibrants de clarté, s’entrelaçaient encore et encore dans une blancheur éclatante. En un néant immaculé, calme, insondable. C’est à ce néant que tu t’es livré. »
Un livre à lire sans mal de mer…