Cette étude se situe dans le cadre des nouvelles approches historiographiques et qui consistent à examiner les facteurs environnementaux qui ont pu causer, ou contribuer à la chute des empires.
L’exemple le plus connu est celui de l’Empire Romain, dont Kyle Harper, en 2019, a raconté le déclin à la lumière de son histoire environnementale dans un livre, « Comment l’Empire romain s’est effondré ». Pas question pour autant de contredire l’histoire des invasions barbares et des différents « sacs » de Rome, mais l’intégration des variations du climat n’est pas dénuée d’intérêt.
Elle explique notamment les famines et les hausses des prix qui bouleversent l’ordre social.
Il est évident que si cette science est récente, c’est qu’on dispose d’outils scientifiques et méthodologiques plus puissants aujourd’hui et peut-être surtout que l’histoire est toujours vue avec les lunettes d’aujourd’hui. Les préoccupations sur le climat actuelles influencent indéniablement les façons de relire les faits historiques.
Dans ce livre récent sur l’Empire des Ming (qui a duré 300 ans environ de 1368 à 1644), l’auteur, Timothy Brook, un sinologue canadien connu pour avoir publié « Le Chapeau de Vermeer », (où il montrait que la mondialisation des échanges était déjà en route à l’époque en raison des matières figurées dans 6 tableaux du peintre), s’attelle à l’origine de l’écroulement de trois siècles de stabilité et de prospérité. Généralement attribuée au chaos politique dû à l’invasion de la Chine par les Mandchous, la chute de la dynastie aurait pu résulter de graves changements climatiques.
De fait, il y a eu, pendant cette période, ce que nous avons nommé, en Europe, le petit âge glaciaire. Nous avons cru d’ailleurs que cette période de froid n’affectait que nos contrées, ce qui faisait montre d’une ignorance assez ethno-centrée des historiens depuis le XIXᵉ siècle. Car cette période a duré chez nous entre le début du XIVe siècle et la fin du XIXe siècle.
Au cours du Petit âge glaciaire, une avancée progressive des glaciers, associée à une chute des températures de l’atmosphère et de l’océan, ont été documentées dans des archives environnementales. Des éruptions volcaniques ont eu des conséquences planétaires. D’autres civilisations, implantées sur d’autres continents, ont, elles aussi, subi des revers importants, comme une perte de leur pouvoir politique, des conflits armés incessants et une fuite d’une partie de leur population vers d’autres régions.
C’est au milieu du XVIIe siècle que l’hémisphère nord connaît la phase la plus difficile du petit âge glaciaire. Les Chinois ordinaires peinent à survivre à cause du froid, des inondations et des sécheresses. Le 26 mai 1644, Pékin tombe aux mains d'un groupe rebelle après que les portes de la ville eurent été ouvertes par traitrise et, dans la tourmente, le dernier empereur Ming se pend à un arbre du jardin impérial à l'extérieur de la Cité interdite.
Depuis quelque temps, en raison du climat, se succédaient disettes, famines et épidémies. C’est ainsi qu’une grande épidémie commencée en 1641 s’est propagée dans les régions densément peuplées le long du Grand Canal, faisant dire aux contemporains, que 90% des habitants y auraient laissé la vie, ce qui semble exagéré, mais qui illustre bien la gravité de la situation.
Timothy Brook analyse les phénomènes climatiques en Chine à cette époque, selon une perspective originale : il s’intéresse aux évolutions des prix.
« Ce qui m’a conduit vers cette histoire des prix est mon intérêt pour la culture de consommation et d’investissement social dans la Chine des Ming. Dès que j’ai eu trouvé ces chiffres, j’ai levé le nez des textes que je lisais et pris conscience que l’histoire de la consommation ne m’entraînait pas seulement vers l’histoire des prix, mais aussi vers celle du climat, car c’était dans les périodes de perturbations climatiques que les cours grimpaient et que les chroniqueurs songeaient à les consigner. »
A priori, l’histoire des prix n’a rien de bien stimulant car on comprend tout de suite que si les récoltes sont mauvaises, les prix vont monter, et que donc, ce sera principalement à cause du climat que les famines surgiront. Il faudrait nuancer avec d’autres facteurs comme les guerres et les épidémies, encore que ces dernières soient liées également à la qualité de l’approvisionnement.
Mais ce qui rend cette étude très vivante, c’est que Timothy Brook utilise des journaux intimes, des mémoires de lettrés qui nous donnent un aperçu de la société elle-même, de ses classes, de ses capacités de résilience ou non, bref de ses fragilités et de sa vitalité.
Je vais tout de suite apporter un bémol à mon enthousiasme, car, s’il est plaisant de se plonger dans l’univers chinois de l’époque des Ming finissants, en revanche je n’ai pas vu dans ce livre, en quoi ce prisme des prix était, plus que des données géologiques, des preuves de l’influence décisive du climat sur la chute de l’Empire. Il est tout de même bien avéré que les Mandchous se sont d’autant mieux emparés de l’Empire qu’il y régnait la corruption, que l’ouverture aux étrangers/commerçants se faisait étrangement par la remise de « tributs » (cadeaux prestigieux) à l’Empereur, que la Cour et le pays étaient gouvernés par les Eunuques, bref, que le chaos (le « bourbier » dont parle Timothy Brook) était endémique.
Mais le livre est agréable à lire, surtout pour quelqu’un comme moi, qui, il faut le dire, ne connait rien du tout à la Chine des Ming. On peut s’effrayer de la grande misère des populations :
« Dans toute la campagne, des gens arrachaient les jeunes pousses vertes dès qu’elles sortaient de terre. Par le passé, ils s’étaient montrés difficiles quant aux plantes qu’ils mangeaient ; à ce moment-là, il n’y avait pas une plante qu’ils ne fussent prêts à engloutir. Les gens de la campagne remplissaient leurs corbeilles qu’ils transportaient sur leurs palanches, et en l’espace d’un instant, tout ce qu’ils avaient apporté avait disparu. Jamais légumes ne s’étaient vendus aussi vite. Les affamés abandonnaient leurs enfants. Certains allaient jusqu’à les tuer pour les manger ».
Mais on peut aussi y voir un miroir de nous-même :
« Le confucianisme liait si étroitement l’éthique à la cosmologie que la limite entre les deux en devenait presque inexistante. La pluie venait du Ciel ; si la pluie ne tombait pas, c’était parce que le Ciel décidait de ne pas l’envoyer, à titre d’avertissement ou de châtiment. Nous avons beau vivre dans une cosmologie distincte, cela ne nous empêche pas de voir dans les perturbations météorologiques et dans l’écologie de la maladie des avertissements à connotation morale touchant la dégradation de l’environnement et le changement climatique. En ce sens, et même si nos calculs moraux reposent sur une base très différente, nous ne sommes pas si éloignés du peuple des Ming. »
N'est-on pas toujours tentés d’attribuer les catastrophes naturelles à notre démesure humaine ?