Encore la guerre, un thème inépuisable et malheureusement toujours renouvelé. C’était déjà l’objet de ma dernière rubrique, avec « Les guerriers de l’hiver », mais je souhaite y revenir pour vous présenter une nouvelle traduction de « L’année de la victoire » de l’écrivain italien Mario Rigoni Stern.
Mario Rigoni Stern(1921-2008) est un des plus grands écrivains italiens du siècle dernier. Son style est retenu, pudique, et en même temps poétique et chargé d’émotions. Il appartient à cette famille d’auteurs italiens profondément humanistes qui ont su, avec des personnages et des récits simples, montrer avec beaucoup d’empathie les souffrances et les joies humaines, et porter au plus haut les valeurs d’amitié et de solidarité. Erri De Luca est dans cette lignée. Nous sommes loin de l’exubérance méridionale et souvent superficielle que l’on associe trop systématiquement au tempérament italien.
Comme Erri De Luca et deux autres auteurs dont le talent d’écrivain est comparable, Paolo Rumiz et Paolo Cognetti, Mario Rigoni Stern est un ami de la nature, de la forêt et de la montagne. A la différence des précédents, il n’a pas cherché à voyager tel un explorateur. Son exploration des choses de la vie et de l’âme humaine est intime et profonde, elle se rattache toujours à sa « petite patrie » du plateau de l’Asiago, ce contrefort des Dolomites situé au nord de Vicence en Vénétie.
Cette région a été ravagée lors des terribles combats de la Première Guerre mondiale entre Italiens et Autrichiens de 1915 à 1918. Mario Rigoni Stern est issu d’une famille sinistrée par ce conflit. De plus, vingt ans plus tard, la guerre est venue le « chercher ». Engagé dans les troupes des « Alpini », l’équivalent de nos chasseurs alpins, il fut envoyé, par la folie du dictateur Mussolini, combattre en Union Soviétique aux côtés des troupes allemandes. Puis, arrêté par les Allemands en 1943 après la chute du dictateur, il connut la dureté des camps de prisonniers en Prusse Orientale avant de s’en évader. Tout en gagnant sa vie comme employé du cadastre, il voulut partager par l’écriture ses expériences tragiques, le souvenir de ses camarades disparus, mais aussi son amour de sa chère montagne natale, de ses habitants et des animaux qui la peuplent. Il n’y a aucune rancœur, aucun militarisme dans son œuvre. Bien au contraire, il nous donne avec une grande sensibilité d’émouvantes leçons de solidarité et de générosité. La plupart de ses principaux livres ont été traduits en français : « Entre deux guerres », « Le sergent dans la neige », « Histoire de Tonle », etc…
Les éditions Gallmeister viennent opportunément de publier une nouvelle traduction de « l’Année de la victoire », dont la première parution date de 1985. L’action débute juste après l’armistice de novembre 1918 et se poursuit durant l’année suivante. Nous partageons, à travers les aventures de Matteo, un jeune garçon de quatorze ans, la vie d’une famille sinistrée, réfugiée près de Vicence durant les combats, qui retourne dans son village détruit et se met courageusement au travail pour reconstruire sa maison et reprendre une vie normale. Voici le début du récit :
« La canonnade avait commencé dans la nuit du 24 octobre, à trois heures. Les canons d’en face avaient aussitôt répondu, et bien vite on eût dit que tous, Italiens et Autrichiens, voulaient écouler leurs réserves de munitions. Les jours suivants, comme le temps passait et que les Autrichiens s’éloignaient, les petits calibres cessèrent de tirer, puis les moyens, et seuls les gros canons continuaient d’accompagner la retraite avec une impitoyable férocité. Après ce grondement incessant qui semblait ne jamais devoir finir vint enfin un silence profond et impressionnant que, dans le coin, on n’avait pas entendu depuis quatre ans. Un soir vint aussi la nouvelle que la guerre était finie, que l’armistice avait été signé, et les rares cloches épargnées répercutèrent cette annonce dans les petits villages disséminés sur les collines. »
Mario Rigoni Stern fait un tableau complet de toutes les difficultés de la vie de tous les jours : le village est détruit, il ne reste de la maison familiale que des pierres, une louche en cuivre et une poupée ! Dans les premières semaines, les habitants se heurtent aux nombreux obstacles de l’administration militaire en place : il faut des autorisations spéciales distribuées au compte-gouttes pour circuler dans la zone, tout est en ruine et les terrains sont saturés de matériels militaires abandonnés. Bien évidemment, la nourriture manque aussi et il faut affronter le froid de l’hiver. Les courageux montagnards commencent à reconstruire leurs foyers de leurs mains, avec le bois des forêts, et tous les matériaux récupérés sur place. Maigre consolation, il y a du travail, Matteo et son père sont embauchés pour déblayer les ruines, évacuer le matériel, reconstruire les routes.
Ce qui nous est montré prend une portée universelle, valable pour toutes les fins de guerre, et c’est bien ce qui fait l’intérêt de ce livre que j’ai lu avec beaucoup d’émotion. C’est le spectacle à la fois réaliste et apocalyptique du désastre au milieu duquel les humains doivent revivre. Ainsi, le père de Matteo reçoit un jour une lettre de l’administration en charge des réfugiés : une proclamation grandiloquente, dans le style inimitable de l’administration italienne, de soutien à leur réinstallation, avec force mentions de la « foi inébranlable dans le jour radieux de la revanche, etc.., etc… » : « C’est bien joli, dit le père de Matteo, Notre terre, notre patrie, nos maisons, la victoire. La patrie qui pense à notre avenir. Mais, là-haut, notre patrie a été détruite, elle n’existe plus. Ils disent ça parce qu’ils ne le savent pas et qu’ils n’ont rien vu. Pendant qu’ils prêchaient, nous, on a perdu une de nos petites. Et on n’a rien ; leur patrie nous a tout pris. C’était la première fois qu’il évoquait la petite Orsola, morte de la grippe espagnole, et deux grosses larmes roulèrent sur ses joues. »
Car elle est bien éloignée des souffrances des réfugiés, cette patrie abstraite. Voici ce qu’ils découvrent et les difficultés qu’ils doivent affronter : « Les orties poussaient dans les potagers privés de barrières, et les pruniers et les cerisiers desséchés, tués par les éclats d’obus et les balles, n’avaient pas de bourgeons…Le long de la grand-rue, quelques pans de murs fissurés et criblés d’impacts de balles tenaient encore debout, on voyait le ciel par l’embrasure des portes et des fenêtres. Les corbeaux et les corneilles se posaient en maîtres sur les décombres des maisons, de même que sur la tête de la statue de la Beata Giovanna. »
Comme dans un jeu d’assemblage, tout ce qui compose les activités, les joies et les peines de la vie quotidienne se met progressivement en place. Sans oublier l’administration et ses actes bureaucratiques : les gardes forestiers, qui ne manquent pas de dresser procès-verbal quand les moutons de tel ou tel berger viennent pâturer dans des endroits soi-disant interdits. Heureusement, les juges sont indulgents. La vie politique ressurgit, dans une époque trouble : lors des élections, les politiciens sont, eux aussi, bien loin des soucis du peuple, les militants révolutionnaires socialistes essaient sans succès de mobiliser les travailleurs, et les fascistes qui prendront bientôt le pouvoir pointent le nez. Enfin, Mario Rigoni Stern ne veut pas quitter le lecteur dans un univers de chaos, de désolation : à la fin, la mère de Matteo va accoucher. Garçon ou fille ? : « Si c’est une fille, appelez-la Irène : en grec, ça signifie amie de la paix, pacifique », dit le médecin. Et Matteo répond : « On pensait l’appeler Orsola, en souvenir d’une de mes petites sœurs qui est morte de la grippe espagnole quand on était réfugiés. Mais Irène, ça a une belle signification. »
C’est vrai, même les pires des guerres ont ou auront une fin. Mario Rigoni Stern nous livre avec son grand talent, sans rien cacher des horreurs qui se révèlent dans toute leur ampleur à ce moment-là, un message d’espoir et de fraternité. Nous en avons tellement besoin à notre époque.
Signé Vieuzibou.