En général, je ne lis pas ce genre de témoignage. Mais il me semblait, pour l’avoir vue sur des plateaux, que l’autrice, Déborah Costes, n’allait pas faire dans le trash, dans le misérabilisme, dans tout ce qui fait qu’un récit sur la traversée de la prostitution pourrait intéresser des voyeurs.
Alors oui, c’est pour gagner sa vie que Déborah Costes s’est lancée dans le Camsex, et plus tard dans l’Escort (autre nom de la prostitution quand elle n’est pas exercée dans la rue, mais via internet).
Elle ne cache pas que la misère de sa famille décomposée, et la sienne ensuite, sont vraiment à l’origine du choix de ce métier. Car Déborah Costes parle bien de métier. Non pas une passion ou une vocation, mais un métier, c'est-à-dire une activité rémunérée qui permet de payer son loyer et ses impôts.
En défendant ce point de vue, elle sait bien qu’elle franchit un tabou. Le sexe, à mon avis comme à celui de la plupart des gens, n’est pas un métier comme un autre. Ce n’est pas une question d’intimité, ni de morale comme l’autrice le dénonce. C’est une question de respect de son corps, c’est-à-dire de soi-même. Car si le corps prostitué est exactement le même que celui que l’on vend quand on vend ses bras ou son cerveau, alors plus la peine de respecter les corps morts, plus la peine de prendre soin des corps souffrants… Bref, tout se vaut et rien ne vaut. Je suis tout de même consciente que certains boulots peuvent être très peu ragoûtants, comme de vider les urinoirs des vieux chez qui il faut faire le ménage, et que d’autres peuvent vraiment abimer la santé, comme l’utilisation de produits chimiques lors de travaux agricoles par exemple. Mais tout cela n’est pas comparable, pour moi, avec la chosification d’une personne, utilisée par quelqu’un d’autre comme objet de plaisir sans limites. Il y a là quelque chose de dégradant, de profondément abject, parce que l’esclavage, la non-considération de la personne humaine comme étant mon égale est scandaleux en soi. Enfin, c’est mon avis, ce n’est pas celui de l’autrice.
J’en reviens donc au livre. Deborah explique qu’elle est malade et que son corps tout entier la fait souffrir, malade physiquement (colon irritable, diarrhées perpétuelles, endométriose) et psychiquement (angoisses, maladies psychiatriques), qu’elle soigne avec des tonnes de médicaments, de drogues, de séjours en HP. Et la précarité n’arrange rien qui l’oblige à vivre dans des trous à rats à peine habitables et situés à des lieues de sa fac. C’est vrai que lorsqu’on n’a plus rien à vendre, l’idée de vendre son corps, son corps détesté, car douloureux, est une idée qui doit venir à l’esprit des plus malchanceuses.
Après une expérience pas très fructueuse financièrement de Camgirl, Deborah se lance dans l’escorting. Il faut tout de même du courage pour se lancer dans cette activité qui n’est pas sans risques tant s'en faut.
Et ce qui est intéressant ici, c’est le regard qu’elle porte sur les clients
« Si l’escorting me convainc d’une chose, c’est de la médiocrité du sexe hétérosexuel. Un client me rejoint plusieurs fois entre deux déplacements à l’étranger. Il essaie de m’embrasser avec le bout de sa langue et tâtonne maladroitement sous l’eau du jacuzzi à la recherche de mon sexe. Comment cet homme a pu procréer, lui qui ne semble pas savoir où se trouve l’entrée d’un vagin ? »
Quoi qu’elle soit, à ses dires, hypersexuelle depuis l’enfance (autre mot pour la nymphomanie), Déborah Costes écrit qu’elle n’a jamais eu aucune envie, aucun désir pour l’un ou l’autre de ses clients. Ni bien sûr aucun plaisir.
La puterie, c’est aussi le quotidien derrière la façade, derrière l’écran, loin du grandiose, du voyeurisme pour le grand public. Un quotidien fait d’ennui, de répétition et de monotonie. On ne parle pas du quotidien morne des putes, de tout le travail de pub et de secrétariat qui prend bien plus de temps que le reste, des réponses à des dizaines de messages qui ne mènent à rien, des comptes sur les réseaux supprimés qu’il faut recréer, des photos et des vidéos de merde à faire seule chez soi, des idées sans cesse à renouveler ».
Alors oui, ces hommes qui la prennent pour un objet, elle finit également par les considérer comme un simple portefeuille, rien de plus. L’image, l’objet qu’elle est devenue aux yeux des hommes, les transforme, eux aussi, en objets. D’autant que ceux-ci sont loin de ce qu’ils prétendent être.
Car « être travailleuse du sexe, c’est « se heurter à une sexualité brimée » ; « Ils vont d’une travailleuse du sexe à l’autre, ne s’intéressant jamais réellement à aucune ; Toutes les putes sont interchangeables et toutes les femmes sont interchangeables car toutes les femmes sont des putes[..]. Beaucoup considèrent que le corps des femmes est sale, d’autant plus si elles ont eu une vie sexuelle avant eux, car les hommes qui sont passés sur elles, comme ils adorent le dire, les ont rendues sales ..
Ceci est d’autant plus bizarre, écrit Déborah, qu’il y a un nombre important d’hommes mariés, bien fichés hétéros qui ont des fantasmes homosexuels, donc tout se passe comme si le passage des hommes, si salissant, serait, de fait, désirable . C’est bien connu que l’homophobie cache souvent la fascination…
Par ailleurs, et je lui donne entièrement raison, Déborah dit qu’il y a dans la société un impensé de la tromperie avec des travailleuses du sexe. Le recours à la prostitution, qui ne semble qu’exceptionnel (c’est faux bien entendu, les prostituées reçoivent des hommes de tous les milieux et de tous les âges) n’est pas enregistré comme une tromperie à l’intérieur d’un mariage monogame.
Déborah se dit bisexuelle avec une nette préférence pour les femmes. Mais là aussi, elle n’est guère tendre avec ses compagnes qui, toutes, lui demandent, à un moment ou un autre, d’arrêter la prostitution tout en acceptant les cadeaux et les avantages que les gains financiers de cette activité leur permettent.
Déborah ajoute que les clients adorent les femmes précaires qu’ils peuvent ainsi davantage asservir et surtout avec qui il est plus facile d’être le dominant. Triste constat, en effet, qui entraine une réflexion sur la condition féminine à travers les âges, il me parait.
Elle conclut que ce travail ne devrait plus être entouré de honte et de culpabilité, mais, au contraire, être revendiqué comme une fierté. Après tout, c’est ce travail, qui lui a permis de "reprendre son corps", de calmer ses souffrances et de vivre décemment. La honte devrait changer de camp là aussi….