Je dirais, juste après la lecture de ce roman, qu’il est complètement hypnotique. J’en suis sortie comme on se réveille d’un mauvais rêve, angoisse au cœur, mais subjuguée par la beauté du texte.
Alia Trabucco Zerán est chilienne, elle a la quarantaine et c’est le deuxième roman qu’elle publie (ou du moins qui est traduit). Elle a été remarquée par la critique, et a déjà remporté des prix prestigieux dont le British Academy Book Prize en 2022. Je pense qu’elle est indéniablement une écrivaine puissante et qu’elle devrait poursuivre une carrière littéraire pleine de succès.
Le sujet qu’elle aborde dans ce roman n’est pas un sujet facile. Il s’agit des aveux (de la confession ?) d’une bonne à tout faire, vraisemblablement accusée d’avoir tué une fillette. Enfin, de cela on ne sera jamais certain, mais on sait, depuis le début, que la petite est morte d’une mort douteuse.
On comprend qu’elle se trouve dans des locaux d’interrogatoire, fermés, et qu’elle va nous raconter les circonstances de la tragédie qui l’a amenée là. Mais on ne sait pas qui l’écoute vraiment. Des policiers ? Des hommes de loi ? Ou serait-ce le lecteur finalement qui se tient silencieux et détient la clef du local?
« Je m’appelle Estela, vous m’entendez ? Es-te-la Gar-cí-a.
Je ne sais pas si vous enregistrez, prenez des notes, s’il y a quelqu’un de l’autre côté en réalité, mais si vous m’entendez, si vous êtes là, je vous propose un marché : je vais vous raconter une histoire et à la fin, quand je n’aurai plus rien à dire, vous me laisserez sortir d’ici.
Allô ? Personne ? »
Estela a répondu à une banale annonce de recrutement pour une employée de maison à Santiago. Elle vient de du Sud du Chili, où elle vivait avec sa mère, très pauvrement. Ce travail aurait pu lui permettre de réaliser son rêve : retourner à Chiloé, son village, pour agrandir la maison de sa mère, construire une nouvelle pièce, une nouvelle salle de bains etc….
Elle est d’abord reçue pour un entretien d’embauche succinct par un couple très pressé, qui se convainque notamment de l'embaucher à cause de la santé de ses dents . Ce détail explique déjà ce qu’attendent les employeurs : une employée dure à la tâche, discrète et …propre. Une esclave, quoi !
Et la fraîcheur de l’accueil se confirmera par les regards de mépris de ses employeurs, leur absence totale d’empathie, et jusqu’au débarras où ils la logent. Estela refuse de nommer sa « chambre » ce coin exigu et seulement séparé de la cuisine par une porte coulissante en verre dépoli. Ce sera la « pièce du fond », comme elle est elle-même reléguée « au fond », dans une cage, et considérée à peine comme un être humain.
La patronne est très enceinte, elle accouche une semaine après l’arrivée d’Estela, d’une petite Julia, une crevette dont il faut que la bonne s’occupe, en plus du ménage et des courses. Ce sera la future « morte ». Et les parents les futurs endeuillés.
Arrivée à ce point du récit, j’ai failli me dire que je ne voulais pas lire quelque chose de triste et que s’il fallait encore supporter de la maltraitance vis-à-vis d’un enfant, je n’allais pas continuer la lecture.
Mais deux choses m’ont retenue : d’une part, la qualité du style, la vivacité du ton, le récit à la 1ère personne qui sont ensorcelants, d’autre part la personnalité de la fillette qui ne peut pas être une victime. Julia est, en effet, une enfant insupportable, attachante mais colérique, pas très gentille mais tellement intelligente . A l'opposé, ses parents, qui l’adulent, sont des êtres assez veules et peu dignes d’estime, ce qui laisse apparaitre, comme en relief, le caractère explosif et original de leur fille.
La petite a beau mourir à la fin, comme annoncé dès le début, on ne peut jamais considérer qu’elle aurait pu être maltraitée. Ou peut-être n’est-elle victime que de la volonté de ses parents d’en faire une enfant « génie », poussée dans ses « études » (elle meurt quand elle a 7 ans, on ne peut pas vraiment parler d’ « études » mais « d’enseignements »), comme elle est invitée à se dépasser physiquement, jusqu’à l’épuisement.
On le comprend, le sujet de cette histoire, c’est au moins autant l’énigme du meurtre supposé, que la description de mondes sociaux antagonistes.
Estela est traitée comme un animal, tandis que Julia doit se conformer à des attentes qui la dépassent. Les deux bouts de la chaine sociale. La morgue des riches est dépourvue de toute humanité, de toute générosité, du moindre sentiment de tendresse. Tout est performance. Et la bonne doit accepter de voir ses patrons nus, de nettoyer le lit conjugal où elle a déjà surpris leurs ébats. Elle ne compte pas, elle est une chose, un meuble, il n'y a pas de gêne à l'impudeur devant elle.
Estela n’a d’autres ressources, dans son huis clos ménager, que de s’attacher à une vieille chienne, rencontrée à la station-service et qui, comme elle, est rejetée, délaissée, maltraitée.
Et c’est dans cet attachement que s’exprime le mieux la solidarité des êtres vivants, et au-delà, des êtres « humains ».
Quelques citations pour comprendre la qualité littéraire de ce roman :
« Quant à la patronne, je l’ai toujours appelée « Madame ».[…] Il y avait chez elle quelque chose. Comme…, laissez-moi réfléchir. De l’indifférence. Non. Ce n’est pas le bon mot. Du mépris, c’est ça. Comme si tout le monde l’ennuyait ou que le moindre signe de complicité lui répugnait. En tout cas, c’était sa façade. Le masque qu’elle mettait soigneusement chaque matin. Dessous : elle était rouge de rage quand son mari rentrait tard du travail et chaque fois que sa fille recrachait de la nourriture dans son assiette ; et sa paupière, la gauche, clignait sans arrêt, comme si une part de son vrai visage désirait s’enfuir et ne pas revenir. »
Le monde extérieur entre cependant dans cet univers clos par le biais de la télévision et le peuple, les gens, les étudiants, manifestent, à cause de la pauvreté et de l’injustice sociale (: toujours le contraste entre les univers si disjoints des plus riches et du reste du monde).
« Madame se servait une montagne de salade qu’elle dévorait debout, dans la cuisine, le visage tourné vers l’écran de télé : manifestations étudiantes dans tout le pays, attaque violente contre une copropriété privée, des millions de poissons échoués sur les côtes du Sud. Les agressions et la violence des délinquants l’inquiétaient. Alors elle disait, angoissée :
N’ouvre à personne, Estela, n’ouvre la porte en aucun cas. Il y a des cambriolages. Des incendies. Des pillages, partout. »
Ce livre se lit fébrilement, et quoique la fin soit connue dès les premières lignes, le suspens nous tient en haleine jusqu’au bout. Bref, on entre dans cette histoire comme à reculons et on ne peut plus s’en détacher. C’est une lecture envoûtante.