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Ilaria ou la conquête de la désobéissance (Gabriella Zalapi, Ed Zoe 2024)

Ilaria ou la conquête de la désobéissance (Gabriella Zalapi, Ed Zoe 2024)

Ce livre, ce roman, pas très long (176 pages) est un peu un OVNI littéraire. Son autrice Gabriella Zalapi (52 ans) est plasticienne, d’origine anglaise, italienne et suisse, et elle vit à Paris. Il s’agit de son troisième roman et il semblerait qu’elle se tourne assez souvent vers l’autofiction. Aurait-elle pu vivre l’histoire qu’elle raconte ici ?

Le récit est écrit à la 1ʳᵉ personne, l’action se situe en 1980, tout au long d’une sorte de roadtrip de Genève à Palerme, voyage qui va durer deux ans. Celle qui dit « je »  est une petite fille de huit ans.

Cette petite fille, qui ne comprend pas tout ce qui lui arrive, est emmenée, sans prévenir, par son père qui conduit une grosse Mercedes, à travers toute l’Italie. Enfin, elle est emmenée…elle est enlevée plutôt, car le père n’a prévenu personne et surtout pas sa femme avec laquelle il vit une rupture.

« Routes, cabines téléphoniques, bureaux de poste, petits hôtels, bars. Les journées s’empilent. On s’arrête souvent dans les Autogrills pour prendre de l’essence, manger un sandwich, aller aux toilettes. J’aime bien ces endroits. Dedans, tout est coloré : les piles de bonbons, les paniers de nourriture emballés dans un papier qui crisse, les bacs de cassettes de musique, les jeux, les peluches. Et pendant que je vagabonde entre les rayons, Papa parle avec des clients au comptoir du bar.

Il adore discuter. »

Visiblement, les parents de la petite Ilaria sont en grand conflit, mais le père d’Ilaria reste obsédé par l’amour qu’il porte à sa femme et plutôt par son désir qu’elle lui revienne. Il enlève Ilaria, mais on ne saura jamais pourquoi il fait ce geste fou. Il n’a pas de travail, il est en pleine dépression et s’il tente bien de manipuler la petite pour faire pression sur sa femme (la maman d’Ilaria), il n’a, en revanche, aucune intention de s’investir dans le rôle de père. Progressivement, il va lui faire franchir quelques interdits (non, non, ce n’est pas sexuel).

Par exemple, il lui apprend à conduire la voiture, il lui fait allumer ses cigarettes, il la pousse à plonger dans la mer depuis les rochers, bref, il l’encourage à des expériences qui ne sont pas de son âge. Il tire bénéfice de la compagnie de la petite fille, car c’est aussi parce qu’il est accompagné d’une fillette ingénue qu’il arrive plus facilement à berner certaines institutions. Il s’agit notamment des Objets Trouvés, où il se fournit en montres, bracelets, bagages et autres objets de petite valeur.  Ilaria invente même les faux noms qu’il donne aux différents guichets.

« Ma Princesse, tu dois me promettre que tu ne diras jamais à Maman, à personne, ce que nous faisons là. Ce n’est pas grave… on prend des objets que tout le monde a oubliés, c’est tout. C’est notre secret. Tu me le promets  ? »

Dépassé par ses propres démons (il est alcoolique), le papa d’Ilaria se décide un jour à la confier à un orphelinat en Calabre, tenu par des religieuses, puis à sa propre mère, une vieille dame très bourgeoise et pleine de principes d’éducation très rigides. Ce n’est pas le seul paradoxe qui façonne le caractère du papa d’ailleurs. La grand-mère remettra ensuite la fillette à une vieille amie puis à des domestiques. C’est fait Ilaria n’a plus d’existence, sa vie est sous cloche, en dehors de la vie. C’est très dangereux, et la petite fille commence ainsi à se replier sur elle-même, en mode schizophrène.

Pendant toute l’errance, elle a cherché à comprendre, à comprendre son papa qu’elle scrute comme le font les enfants, en essayant d’interpréter ce qu’il veut dire ou faire, en tentant d’anticiper ses réactions, elle cherche un sens à la situation et c’est avec désespoir qu’elle doit finalement y renoncer. Elle perçoit que son père tente de faire pression sur sa mère au téléphone en lui prêtant des sentiments qu’elle n’éprouve pas. Alors que sa maman lui manque terriblement, il l’oblige à dire au téléphone qu’elle la déteste, qu’elle ne veut plus lui parler.

Elle est l’objet du chantage, comme bien des enfants du divorce. Un chantage complètement vain, qui ne répond qu’au besoin de vengeance d’un être qui souffre. Comme bien des parents qui divorcent…

Ce qui est complètement décalé dans ce récit, et qui lui donne d’ailleurs toute sa puissance poétique, c’est que la petite fille s’exprime avec des mots d’adulte, avec le style de l’écrivaine, avec ses références, mais qu’elle ne peut pas franchir la barrière de la compréhension du monde des adultes.

Ilaria évolue avec nos mots dans le monde de l’enfance, qui est extrêmement bien raconté. Les enfants à qui échappe, faute de références et d’expériences, la logique du monde des adultes, tentent toujours de construire des raisonnements à leur niveau, pour trouver leur place, malgré les obstacles, pour exister tout simplement.

Mais le monde est incompréhensible. Les années 1980 en Italie, ce sont les années de plomb où les violences sont spectaculaires qui opposent deux mondes, celui de l’extrême gauche et celui de l’extrême droite. Comme les parents d’Ilaria, comme le père et la grand-mère de son papa, comme elle et son papa. Sans aucun projet positif d’avenir, d’ailleurs. Le monde est absurde. Ilaria et son père traversent l’Italie quand se déroule l’explosion de la gare de Bologne et bien entendu la petite n’y comprend rien. Elle est, elle, toujours tournée vers son papa dont elle attend de l’attention, de la tendresse, de la protection, toutes choses qu’il est bien incapable de lui donner.

« Je le dérange. Tout le dérange. Ses journées sont à la merci du téléphone, à la merci du dring dring. Papa l’attend, tourne autour comme un lion, comme pour l’attraper au vol, et quand la sonnerie résonne enfin, il frôle le combiné du bout de ses doigts. On dirait qu’il brûle. »

Le roman est extrêmement maîtrisé, rien n’est raconté de manière explicite, décrit, analysé de fond en comble. On entre dans l’univers d’une petite fille, déchirée par la loyauté qu’elle conserve pour son père et par sa nostalgie de sa vie d’avant, avec sa maman et sa sœur, son école et sa maison. Les émotions retenues sont plus puissantes que celles qui s’expriment.

Les enfants du divorce ne vivent pas toujours des enlèvements par un père fantasque comme Ilaria mais le déchirement, la dévastation, et surtout le questionnement sur leur place, leur sont certainement familiers. Décidément, je suis certaine que cette histoire a été celle de Gabriella Zapali.

PS: l'Italie des AUTOGRILL me parle beaucoup...

 

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