Certes, l’Inde est un grand pays pour le cinéma, mais la production ne concerne essentiellement que des films Bollywood, très prisés dans le pays. Ces films, aux scenariii standardisés, méritent sans aucun doute d’être vus, dans le pays, comme une expérience déroutante pour nous autres occidentaux.
Ceux que j’ai vus ici ou là-bas (2 ou 3) montraient tous, de manière assez « codifiée » à quel point il était bénéfique de s’en tenir aux valeurs traditionnelles et ce qu’il en coûtait à celles ou ceux qui, croyant conquérir la liberté, s’engageaient sur des chemins de traverse. Ne pas respecter l’avis et les décisions de ses parents, suivre une personne peu recommandable, s’aventurer dans des liaisons inter castes, ou tenter un mariage d’amour etc… se soldaient par des échecs retentissants (parfois d’ailleurs si périlleux que les vies étaient menacées) que seul un retour dans la tradition permettait de rattraper.
La question du mariage arrangé était abordée sous cet éclairage, car il faut bien se souvenir que plus de 90% des couples sont issus de mariages arrangés. Mon meilleur ami indien, qui a élevé ses enfants dans les grandes écoles américaines et qui occupait un poste important au sein de l’État, est d’ailleurs toujours marié avec une femme qu’il n’a pas choisie.
Je pense qu’il y a un large consensus dans la population pour perpétrer cette coutume qui assure la stabilité des liens familiaux. (et la sclérose de la société entière….mais c’est mon avis…et personne ne me le demande.)
Depuis peu, à ma connaissance, on voit apparaitre des films moins favorisés financièrement, qui sortent des schémas Bollywoodiens. Et c’est le cas pour celui-ci.
La réalisation et le scénario sont signés d’une femme, Payal Kapadia, qui avait déjà osé, dans un précédent film (cette fois-ci documentaire, « Toute une nuit sans savoir ») mettre en cause le régime ultra-nationaliste de Narendra Modi.
« All we imagine as light » a été présenté à Cannes 2024, où il a remporté le Grand Prix. Mais je retiens surtout qu’il a fait l’objet d’une standing ovation de 8 mn, c’est dire !
On va dire que c’est un film de femme parce qu’il montre trois visages de femmes, dont deux Prabha et Anu exercent comme infirmières dans un hôpital de Bombay. La troisième Parvati travaille également dans le même établissement, mais elle est cuisinière à la cantine. Elles sont toutes originaires du Kerala, au Sud, Etat côtier de 30 millions d’habitants dont la langue n’est pas l’hindi, mais le malayalam, et qui présente la singularité d’être très hétérogène en matière de religions puisqu’il permet la cohabitation de 56% d’Hindous, de 25% de musulmans et de 20% de chrétiens. C’est un État traditionnellement communiste où le parti ultra-nationaliste est très minoritaire.
Le film est tourné en malayalam, alors que l’essentiel des scènes se déroulent à Bombay, « Mumbay », pendant la mousson. La pluie semble tomber indéfiniment, et tout le paysage urbain est baigné par l’humidité, ce qui donne au film une allure encore plus intimiste. Les pluies diluviennes, causes d’inondations spectaculaires, entrainent chaque année un nombre de morts important, Mumbay étant une mégalopole de 15 millions d’habitants, dont certains tentent de survivre dans d’immenses bidonvilles.
Les citadins, qui redoutent l’arrivée des eaux dans les zones basses, n’ont d’autre choix que de développer la solidarité s’ils veulent s’en sortir.
Le titre du film insiste sur la lumière, mais c’est la lumière au bout du tunnel. Toute la ville est plongée dans l’obscurité, la lumière froide de la pluie, sous les parapluies, sous les tentes en plastique du marché, sous les auvents.
Et ces femmes n’osent pas franchir le pas, le pas qui va les mener vers la liberté, vers l’émancipation, vers la réalisation d’elles-mêmes.
Prabha a été mariée avec un inconnu qui est parti en exil en Allemagne et dont elle n’a plus aucune nouvelle.
Anu se risque à aimer un musulman, ce qui est formellement réprouvé par tout l’entourage et par les deux familles. Parvati rêve de retourner dans son pays, où elle possède une maison au bord de la mer.
Prabha repousse les avances du médecin, elle refuse de danser, elle ne peut même pas nager dans la mer. Elle est littéralement « coincée » dans les interdits, l’absence de son mari la condamne à un célibat éternel. En fait elle agit comme si était veuve, mais sans avoir la latitude de se remarier.
Anu n’ose pas non plus. Il est musulman et c’est un fossé infranchissable. Parvati en a marre de son métier et c’est elle qui va inviter les deux autres dans une escapade révélatrice dans son pays.
C’est un film très sensible, très proche de l’intimité, sans jamais être obscène, ou trop démonstratif.
On est sous le charme des visages en gros plan, surtout de celui de Prabha qui baisse les yeux avec humilité, comme le Bouddha des statuettes.
Réalisation: Payal Kapadia 2024