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L'Ami du Prince - Marianne Jaeglé (L'Arpenteur 2024)

L'Ami du Prince - Marianne Jaeglé (L'Arpenteur 2024)

L’ Ami du Prince, nommé ainsi à l’époque, c’est le philosophe Sénèque. Sénèque (en latin Lucius Annaeus Seneca), parfois nommé Sénèque le Jeune, Sénèque le Philosophe ou Sénèque le Tragique, né vers l'an 4 av. J.-C. à Corduba (Cordoue, en Andalousie où l’Empire Romain, à son apogée, s’étendait) et mort le 12 avril 65 ap. J.-C. à Rome, est un homme d'Etat romain, un philosophe et un dramaturge. J’avoue que son portrait sculpté est beaucoup moins flatteur que celui de son père Sénèque l'Ancien, un grand Rhéteur, c’est-à-dire quelque chose comme un comédien dramatique, et un orateur. Notre Sénèque le Jeune a été Conseiller à la cour impériale sous Caligula, exilé (en Corse pendant 7 ans) sous le règne de Claude puis rappelé par Agrippine, la mère de Néron, comme précepteur de son fils, alors âgé de 12 ans. Ses traités philosophiques comme De la colère, De la vie heureuse ou De la brièveté de la vie, et surtout ses Lettres à Lucilius exposent ses conceptions philosophiques stoïciennes et ont laissé à la postérité de nombreuses maximes qu’on utilise encore aujourd’hui, sans le savoir. Ses tragédies ont nourri le théâtre classique français du XVIIe siècle comme Œdipe, Phèdre ou Médée.

Ceci étant, Marianne Jaeglé, a eu une idée fantastique, dans ce livre. Je rappelle que Sénèque s’est occupé de la formation de Néron et qu’il lui a servi de tuteur, de père, d’ami et de confident.

Or, alors que Sénèque avait près de 70 ans et qu’il s’était retiré des affaires, Néron lui a demandé de bien vouloir se suicider illico presto, en lui envoyant une escouade de gens armés, sous le prétexte (fallacieux) qu’il aurait pris part à un complot, la conjuration de Pison , qui visait à tuer Néron, en même temps que son neveu Lucain (poète, auteur de La Pharsale) et que « l’arbitre des élégances », Pétrone (à qui l’on attribue le Satyricon).

Ce n’était pas la 1ère fois qu’un empereur lui demandait de se suicider et cela avait déjà été le cas avec Caligula, jaloux des qualités intellectuelles de Sénèque, et une autre fois avec Messaline, la troisième épouse de l'empereur Claude, qui l'avait accusé d'adultère et avait réclamé sa mort.

Mais cette fois-ci, ce sera la bonne, plus personne ne lui viendra au secours. Il n’y avait plus qu’à obéir.

Tacite raconte la mort de Sénèque : « Ensuite le fer lui ouvre les veines des bras. Sénèque, dont le corps affaibli par les années et par l'abstinence laissait trop lentement échapper le sang, se fait aussi couper les veines des jambes et des jarrets. Bientôt, dompté par d'affreuses douleurs, il craignit que ses souffrances n'abattissent le courage de sa femme, et que lui-même, en voyant les tourments qu'elle endurait, ne se laissât aller à quelque faiblesse ; il la pria de passer dans une chambre voisine. Puis, retrouvant jusqu'en ses derniers moments toute son éloquence, il appela des secrétaires et leur dicta un assez long discours. ».

Il se trouve que personne n’a jamais retrouvé ce discours, prononcé alors que Sénèque se vidait peu à peu de son sang et voilà le sujet de ce roman.

Marianne Jaeglé imagine que Sénèque passe en revue tous les moments de sa vie comme Conseiller de Néron. Et de fait, la question qui se pose est bien la suivante : qu’a dû penser un philosophe de cette envergure de son échec dans l’éducation de cet empereur, devenu pour tous ses contemporains et pour l’éternité, le symbole du tyran sadique, sans foi ni loi, ivre de son pouvoir au point de trouver infiniment de plaisir à l’abus ?

Comment Sénèque a-t-il pu analyser le bilan de son action de pédagogue et même au-delà, de conseiller, de soutien, d’ami du Prince ?

Comment et quand a-t-il compris qu’il avait nourri un monstre ? Et d’ailleurs à quel moment et pourquoi l’enfant sage est il devenu l’homme débauché et cruel qui a fait assassiner tant de gens et se serait, parait-il, régalé du spectacle de l’incendie de Rome ? Par quel mystère devient-on un tyran ?

Quels sont les ressorts qui animent la psychologie d’un despote paranoïaque? Par quelles dérives arrive-t-on à perdre toute humanité ?

En repassant toutes les actions de Néron, depuis son adolescence jusqu’à son âge adulte (il avait 27 ans quand il a ordonné la mort de son mentor), on découvre les indices, parfois imperceptibles, qui vont le conduire, après des débuts très appréciés, à s’entourer ensuite de favoris qui l’entrainent vers la violence et la débauche. Il se débarrasse rapidement de sa mère qui avait pourtant tout manigancé pour le porter au pouvoir, puis de l’héritier légitime Britannicus, et s’entiche d’une favorite, Poppée, en répudiant et en faisant tuer sa femme Octavie. Poppée, très froide et méprisante, mourra plus tard, sous les coups de Néron, pourtant très amoureux…

Sénèque cautionne les premiers abus, c’est indéniable. Il publie ainsi De la clémence, à la suite de la mort de Britannicus afin de rassurer les foules vis-à-vis du pouvoir de Néron. C’est lui qui isole Agrippine et participe, indirectement, à son assassinat en 59. Mais il voit bien les dérives et n’accepte pas certaines actions comme l’exil d’Octavie ou la crucifixion de chrétiens tenus pour responsables de l’incendie de Rome ou encore l’horrible condamnation à la torture et à la mort des 500 esclaves en guise d’exemple, devant un crime commis par l’un d’entre eux.

Est-ce faiblesse ? Est-ce intérêt ? Sénèque était en effet devenu immensément riche, c’était un multimillionnaire, un banquier, qui profitait de sa fortune (estimée entre 5 et 10% des revenus -on dirait le PIB aujourd’hui- de l’Etat Romain). Oui mais il admet que « les richesses sont au sage ce qu’est au navigateur un bon vent qui l’égaye et facilite sa course, ce qu’est un beau jour, et, par un temps brumeux et froid, une plage que réchauffe le soleil. »

Néron depuis l’assassinat de sa mère, s’adonne sans vergogne à des activités inadaptées à son rang : chant et pratique de la lyre en public, participation à des jeux. Sa mégalomanie aimait être flattée et Sénèque a du mal à dire ce qu’il pense à ce sujet.

A la fin de ce roman, Sénèque m’est apparu peut-être encore plus étrange et complexe que Néron.

Mais j’ai avalé ce livre très vivant qui nous emmène à une époque, pas si exotique que ça, dont nous sommes tous les héritiers.

Quelques lignes pour en goûter le style :

« Ce soir, donc, je serai mort. J’ai acquiescé. En un sens, c’est une bonne nouvelle.

Je ne serai pas emmené à Rome avec les pieds et les mains entravés ; on ne me fera pas subir de supplices pour me faire avouer des crimes que je n’ai pas commis. On n’essayera pas de m’extorquer les noms d’imaginaires complices. L’empereur veut ma mort, c’est tout. Il l’aura, et je lui suis reconnaissant de ne pas exiger davantage. […] Mes biens sont d’ores et déjà répartis, mes comptes réglés, car je sais depuis longtemps qu’il me faut être prêt à partir. Cet ordre ne me prend pas au dépourvu. Quand tu liras ces mots, je ne serai plus. Ne sois pas triste, mon ami.

J’ai atteint un âge avancé, j’ai eu une vie riche et passionnante. J’ai été comblé d’honneurs et de richesses. J’ai exposé les idées qui me sont chères dans des ouvrages diffusés dans tout l’Empire. Ceux-ci m’ont valu une réputation d’homme de lettres et de philosophe, comme tu le sais, et parfois, dans mes moments de folie, je m’imagine survivre un temps dans la mémoire des hommes

« Non enim me cuiquam emancipavi, nullius nomen fero. » « Je ne me suis fait l’esclave de personne, je ne porte le nom de personne. » Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre XLV, 4

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J
Merci pour cet excellent revue, Odile. Cela a ouvert une nouvelle personnage.
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O
Je suis contente que tu écrives, j'aimerais bien avoir plus de nouvelles plus souvent!!!
M
Surprenant… non… le pouvoir… la richesse … l’ambition … Philosophe ?
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