Ce n’est pas le premier livre qu’Emmanuelle Lambert consacre à Alain ROBBE-GRILLET, le « Pape » du Nouveau Roman disparu en 2008 et dont elle a été très proche professionnellement, puisqu’elle a, notamment, été chargée des archives du grand écrivain, dans le cadre de ses missions au sein de l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine.
L’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Imec) est situé dans l’abbaye d’Ardenne, près de de Caen, et il est chargé de conserver et de mettre en valeur des collections d’archives privées dédiées à l’histoire de la pensée, de l’édition et de la création contemporaines.
Le Nouveau Roman, c’est un mouvement littéraire français, totalement mythique, né au sortir de la Seconde Guerre mondiale, étroitement lié à une maison d’édition, Les ÉDITIONS DE MINUIT, (non moins mythique) qui, quoique constamment proche de la faillite, s’est créée en éditant, sous le manteau, pendant l’Occupation allemande, le Silence de la Mer de Vercors.
Le Nouveau Roman, aujourd’hui assez daté, a très fortement influencé l’histoire de la littérature et a fait le tour du monde. Il s’agissait, pour pas mal d’écrivains, revenus des camps de concentration ou parents de victimes de la SHOAH, d’écrire des fictions où l’histoire avait disparu. Impossible pour ceux qui ne pouvaient pas dire l’horreur, de croire encore aux personnages et aux intrigues des romans. On ne pouvait pas plus dire qu’écrire, car la réalité de la mémoire était trop douloureuse et ne trouvait, de toute façon, pas de lecteurs suffisamment « présents » pour « entendre ». La « psychologie » des personnages se serait heurtée, selon les écrivains de ce mouvement, à la « moralisation » que les auteurs refusaient d’endosser.
Ceci pose question aujourd’hui, où la société se veut toujours plus morale, sourcilleuse, calviniste, et ne permet plus d’expressions aussi libérées que ce qu’on pouvait publier à l’époque. Emmanuelle Lambert pointe ce sujet, à la fin de son livre, pour justifier, avec pas mal de mauvaise foi, me parait-il, les mouvements néo-féministes actuels. Elle prétend que ce n’est pas acceptable de clamer « on ne peut plus rien dire » simplement parce que certaines paroles se seraient enfin faites jour. Elle omet sciemment le totalitarisme de la cancel culture, mais bon, je passe, c’est le seul argument qui m’a fait tiquer.
Ceci étant, il n’est pas vraiment question de ROBBE-GRILLET, ni d’ailleurs du Nouveau Roman dans ce livre d’Emmanuelle Lambert. Le titre « Aucun respect » situe assez bien le point de vue. Emmanuelle Lambert qui parle d’elle à la 3ème personne pour prendre de la distance entre son personnage professionnel et elle-même, est née en 1975. Autrement dit un peu plus de 25 ans après Robbe-Grillet. Elle évoque les petites faiblesses du grand écrivain, reconnu par la terre entière, et elle le fait « sans aucun respect », comme le font les jeunes générations vis-à-vis de leurs ainés dont elles remettent en question, non pas la légitimité, mais la notoriété, la stature et, ce faisant, les orientations intellectuelles.
C’est une petite impertinence que se permet la toute jeune fille d’alors (elle situe son récit à la fin des années 90, elle n’avait alors qu’à peine 25 ans) confrontée à l’imposante présence d’un écrivain adulé par la critique internationale et l’Université. Lui dire qu’il est vieux… Cela me laisse songeuse, même si je comprends la situation.
« La peau tendue, un peu jaunie. Les traits tirés de ceux qui souffrent physiquement en silence. Robbe-Grillet portait désormais le masque de la vraie vieillesse, pas celui de l’âge qui travaille ; celui de l’âge qui a gagné. »
Dévoiler qu’il a écrit certaines préfaces de ses propres ouvrages…Sa manie de vouloir collectionner ses moindres faits et gestes et ordonner que l’on classe soigneusement chacun de ses voyages autour du monde…Sa mégalo, son goût pour les transgressions sexuelles, bof…
« La confrérie des accumulateurs vit dans un halo mélancolique. Leur inadaptation les rend à la fois pénibles et doux. On peine à comprendre ce que cachent les piles de paperasse, de journaux, de vêtements, de vieux foulards, de tickets de métro, d’abat-jour, de sacs conservés pour ranger d’autres sacs, de pelotes de laine, de casseroles, d’électroménager obsolète, de trombones, de prises électriques multiples, de trucs pour fermer les emballages plastique. »
Mais aussi, ce qui laisse la jeune femme rêveuse et peut-être aussi envieuse, elle parle de sa relation d’amour-amitié avec sa femme, Catherine. Une relation quasiment inconcevable, fondée justement sur le respect mutuel. Sur l’absolu respect de la liberté de l’autre. Sur l’absence de jalousie.
Il y a des pages admiratives sur ce couple hors du commun, un couple « qui ne peut pas convenir à tout le monde » comme Catherine l’affirme urbi et orbi. Catherine Robbe-Grillet, connue pour être apparue dans une émission TV de grande audience en voilette noire censée la travestir, a été initiée par son mari aux pratiques BDSM et elle est devenue une fabuleuse dominatrice française, une « maitresse des cérémonies » aguerrie qui fait fantasmer tous les collègues de l’Institut.
Mais au fond, le BDSM ne pourrait-il pas être, comme le dit Catherine, une œuvre d’utilité publique (il y a de l’humour)?
« Grâce au Service public SM à la demande, peut-être que les gens arrêteraient enfin d’emmerder le monde. Ça les obligerait à savoir ce qu’ils veulent faire, ou qu’on leur fasse, ça les contraindrait à se connaître et à s’accepter, à poser leurs limites, à savoir quoi attendre de l’autre, et jusqu’où demander. »
C’est avec un frisson de frayeur et de fascination, que ces collègues demandent à la narratrice si Catherine ne lui aurait pas proposé par hasard de l’ « initier » ?
« Souvent, on lui demandait comment était « la femme de Robbe-Grillet », et souvent, on était étonné par la réponse. Dire que Madame Robbe-Grillet était très gentille revenait à crever un ballon énorme, à l’échelle des ego qui refusaient d’entendre qu’il puisse y avoir un écart entre une femme et son désir, entre son être et son image, entre sa jouissance et son éthique. »
Au-delà de ses relations avec ce couple sulfureux, Emmanuelle Lambert évoque ses années d’apprentissage à elle. Son métier, mais aussi ses relations sentimentales, familiales, ses copines, sa vie quotidienne et ses observations sur le monde.
« Si l’on a vraiment donné, on n’exige rien. Voilà ce qui sépare l’amour, l’affection, l’admiration, le désir, déployés entre personnes qui se reconnaissent, de l’avidité, du calcul et de la prédation, circulant de haut en bas. Et surtout, si l’on a donné, c’est d’abord parce qu’on pouvait le faire.
Il faut se méfier des gens qui traitent les autres d’ingrats. »
Elle a parfaitement raison. On rencontre peu de gens qui donnent réellement, sans rien attendre en échange, et toute sentence, au motif d’ « ingratitude », n’est qu’une manifestation de domination frustrée.
Il y a beaucoup de très bonnes remarques dans ce livre que j’ai beaucoup aimé. Et….le Nouveau Roman, c’est toute ma jeunesse !