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Le Chateau des Insensés (Paola Pigani , Ed Liana Levi, 2024)

Voici un récit qui se déroule tout au long de la Seconde Guerre mondiale, dans une sorte de forteresse perdue dans un village de montagne. Bien entendu, les hivers y sont longs et très froids, avec neige et fortes gelées qui aggravent cruellement la peine des hommes. Les pénuries, elles, durent toute l’année : la nourriture est rationnée, il faut souvent la produire à la sueur de son front dans une terre difficile. Le charbon manque pour le chauffage. La peur et les souffrances ne manquent pas.

Encore une sombre histoire de la dernière guerre. Encore un point de Godwin, où sont les nazis ? Eh bien non ! Ce livre émouvant est un des plus lumineux que j’aie lu. Je ne veux pas galvauder le mot de résilience à son propos. On y trouve une intense quête d’espoir, de bonheur et de liberté, dans une communauté en apparence recluse et quasiment oubliée.

Levons le voile : il s’agit de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole, perdu dans la montagne lozérienne, de 1939 à 1945 Les faits sont documentés : grâce à un directeur ouvert aux nouvelles méthodes thérapeutiques, l’hôpital recrute un psychiatre catalan, réfugié dans un des camps d’hébergement mis en place à la hâte en 1939 pour « accueillir » des centaines de milliers de réfugiés de la guerre d’Espagne. Voici François Tosquelles (prononcer « Tos-ké-yès »), un jeune psychiatre militant anarchiste qui veut ouvrir l’hôpital sur l’extérieur et développer de nouvelles pratiques thérapeutiques fondées sur la liberté : liberté de créer, d’inventer, d’échanger. Et qui durant toutes ces années s’est astreint à refaire le cursus des études de médecine, son diplôme espagnol n’étant pas valable. Ajoutez à cela que l’hôpital « héberge » de mystérieux individus qui viennent s’y réfugier, tels le poète Paul Éluard, ainsi que d’authentiques résistants traqués par la milice de Pétain et les Allemands.

Cette véritable épopée est bien connue des milieux psychiatriques et psychothérapeutiques : un de mes amis qui en est issu m’a parlé avec émotion de sa rencontre avec Francois Tosquelles, avec son accent catalan « à couper au couteau » qu’il a gardé toute sa vie, alors qu’il était devenu un « grand ponte », fondateur de la psychothérapie institutionnelle. Et nous devons à Didier Daeninckx d’avoir fait découvrir cette histoire au lecteur « grand public » dans « Caché dans la maison des fous » (Editions Bruno Doucey-2015) qui a été chroniqué ICI.

Paola Pigani, poète, nouvelliste, a écrit son premier roman en 2013 (« N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures », chez Liana Levi). Avec son expérience d’éducatrice spécialisée, elle manifeste beaucoup d’empathie pour les êtres fragiles, relégués, exclus. Alors que Daeninckx met en scène les personnages connus, Paola Pigani nous fait vivre « de l’intérieur » la vie quotidienne des malades, des enfants du « village des enfants », des employés de l’hôpital, sous la houlette de la communauté de religieuses qui assistent les médecins, et aussi des villageois et des paysans qui partagent les innombrables difficultés matérielles avec les occupants du vieux château transformé en hôpital « spécialisé » comme on dit. À côté des personnages réels, elle imagine une héroïne dont le destin sert de fil directeur à tout le livre.

Nous partageons la vie de Jeanne, une jeune femme qui « avait perdu la notion du temps, ne se rendait plus compte de rien » après la mort de son nouveau-né. Son mari, un boulanger, « homme simple qui faisait confiance aux gens de médecine » s’était résigné à demander son internement en hôpital psychiatrique en région parisienne. Survient la guerre : les pouvoirs publics décident d’évacuer des hôpitaux vers le sud. Jeanne arrive à Saint-Alban, dans un cadre totalement différent : « Jeanne voulait rester dehors le plus longtemps possible, écouter la vie loin des murs. Elle avait changé de pays. Ici, point de bruits de chaînes, trousseaux de gardiens et lourds chariots des repas. Ça gueulait moins aussi, on pouvait entendre les coqs et les chiens de la vallée, la volée de cloches qui remontait du village. » Jeanne, petit à petit, participera aux travaux de l’hôpital, aux cuisines, à la buanderie, au labeur des champs avec les paysans. L’équipe médicale lui manifestera ensuite sa confiance en l’affectant au « village des enfants », un institut spécialisé où elle saura surmonter ses peurs pour manifester de grandes qualités d’empathie et de délicatesse.

C’est par les yeux de Jeanne et à travers son parcours et ses expériences durant ces années que nous découvrons cette communauté hospitalière et traversons de multiples épreuves, avec ses personnages marquants . Voici les médecins, un directeur humaniste, le Dr Balvet et François Tosquelles, auxquels viendra s’ajouter un brillant intellectuel ami des poètes surréalistes, militant communiste, Lucien Bonnafé (qui participera activement après la Libération à la mise en place d’une politique progressiste de santé publique, la base de notre système actuel si menacé).

Voici aussi les religieuses, qui font fonction d’infirmières, menées par sœur Rolande : « Depuis toujours, sœur Rolande, la mère supérieure, luttait contre les désordres, celui des âmes et celui de l’asile. Elle en connaissait la préhistoire, la fragilité, l’érosion lente ». Paola Pigani s’inspire d’une vraie religieuse, mais imagine que son personnage tient un carnet où elle manifeste tout d’abord une certaine méfiance vis-à-vis de ces médecins atypiques et bien sûr incroyants, pour ensuite faire pleinement équipe avec eux. Tosquelles, qui déclare à son arrivée : « Nous sommes tous liés à la folie du monde, personne ne peut l’ignorer », l’interpelle un jour gentiment : « Vous avez peur d’oublier vos prières, ma sœur, avec votre missel collé au corps ? -Elle lui dit la vérité, ces notes nécessaires pour ne pas se perdre dans cette vie qui va si vite depuis…-Depuis mon arrivée ? -Depuis surtout que ce drôle de régime s’est mis en place, ce régime de Vichy qui déshonore notre pays, depuis que vous et vos confrères luttez contre le pire ».

Car la guerre n’est jamais loin. Grâce à la solidarité du maire et des gendarmes locaux, des résistants sont soutenus et soignés. Au moment des combats de 1944, Saint-Alban échappe au pire car, dit-on, les chars allemands en retraite n’ont pas pu franchir un pont étroit menant au château ! Il n’empêche que, par crainte de représailles, Tosquelles court se cacher en pleine nature quelques jours …

Jeanne fait aussi la connaissance de deux « fous » artistes : Auguste Forestier, sculpteur sur bois, dont les œuvres sont exposées dans les musées, tels le Musée de l’Art Brut à Lausanne, et Marguerite Sirvins, une merveilleuse brodeuse, elle aussi, exposée à Lausanne.

À la fin du livre, le printemps arrive : « Puis l’hiver se fit oublier. Les soleils de mai dépliaient le paysage en entier, de grands voiles de douceurs que soulevait le chant fou des oiseaux. La mélancolie n’avait qu’à bien se tenir ». Survient la Libération tant attendue. Les déplacements redeviennent possibles. Le mari de Jeanne vient la voir. Elle va bien mieux, elle a montré toutes ses capacités, sa solidarité et son dévouement durant ses années. Qu’en dit sœur Rolande dans ses carnets ? « Jeanne ne semble pas affectée que son époux n’ait pas donné de nouvelles depuis sa visite. Je n’entends rien aux problèmes des vies conjugales. Je me souviens de ses paroles à son arrivée : « Je ne peux pas défendre ma vie ». En regardant si intensément travailler Auguste Forestier et Marguerite Sirvins, Jeanne a peut-être compris qu’elle pouvait apprivoiser le vide, elle aussi. Je l’envie à présent d’aller tête nue vers sa destinée ».

Par sa belle écriture poétique et ses fines descriptions, avec souvent de l’humour et sans pathos déplacé, Paola PIgani nous a fait rentrer au cœur de ce petit monde. C’est comme si nous y avions, nous aussi, été « internés ». Mais ce livre admirable nous aide justement à surmonter les vides effrayants qui envahissent notre époque.   

Signé : Un ami lecteur assidu

              

 

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