Il est possible que certains trouvent ce film un peu trop intello (= ennuyeux) pour séduire le grand public. Et je conviens que tous ceux à qui le mot « philosophie » donne des boutons et qui n’ont jamais entendu parler de Rousseau, Platon ou Spinoza, pourraient bien passer à côté de ce diamant brut, ce bijou, cette pure merveille d’intelligence donnée par ces cinéastes argentins juste avant la montée au pouvoir, fin 2023, de Javier Milei, le Trump argentin.
Ce film est extraordinaire de subtilité, de tendresse, et de drôlerie sur un fond de crise argentine terrible qui secoue le pays une nouvelle fois. Autant dire que j’ai vraiment adoré.
Les personnages sonnent juste, et ce qui y est dit est tellement plein de lucidité, sans aucune exagération ni caricature, que j’avais presque le sentiment de vivre parmi ces gens, ou alors que nous allions, nous aussi, en France, vivre les mêmes situations. C’est dire !
L’Argentine, n’a plus accès aux marchés internationaux, depuis la crise des années 2000 et son financement externe est principalement dépendant d’un accord avec le FMI dont elle bénéficie depuis 2022.
En 2023, L’Argentine a été touchée par une crise économique très grave, concrétisée par une récession, une inflation 3 chiffres, le déséquilibre des finances publiques, la spéculation et la corruption. Plusieurs fois au bord du défaut de paiement, elle a réussi à ne pas se déclarer en faillite comme en 2001 et à payer ses dettes envers le FMI, grâce à l’aide du Qatar, de la Chine et de la Confédération Andine de Développement.
Entre parenthèses, la situation économique de la France est presque plus dégradée que celle de l’Argentine. (Dette de 110 % du PIB en France contre 86% en Argentine, mais l’inflation y est bien moins forte).
Le film, tourné dans une université de Buenos Aires (PUAN), laisse voir une toile de fond : on y trouve aussi bien les visages des disparus de la dictature que des slogans dénonçant le manque de moyens de l’Université et l’abandon des pouvoirs publics.
Le sujet de ce film :
Un professeur de philosophie, la cinquantaine, se voit écarté d’une promotion par un collègue, fraichement rentré de Francfort (« A Francfort, tu es payé en euros » dit-il à son concurrent), et qui se trouve être bien plus charismatique que lui.
Cela pourrait sembler mince mais :
• Ce professeur est un anti-héros, il est timide, introverti, maladroit, mais au fond très attachant,
• Son collègue n’est pas un tueur (on voit bien ici la subtilité du scenario), il est revenu parce qu’il est amoureux d’une célèbre actrice, et n’envisage pas une minute de rester en permanence en Argentine,
• Les cours de philo sont des petits morceaux de bravoure, car expliquer Heidegger (« le dasein » est quand même assez conceptuel ») à une vieille dame milliardaire qui s’endort est proprement savoureux. D’autant que le professeur se doit d’être très concis pour le film…
• Il y a un jeu entre les choix des différentes philosophies. Si le professeur choisit Platon, Rousseau, Hobbes et Heidegger, en revanche son collègue charismatique choisit Spinoza, l’auteur fétiche du feel good, que personne n’a jamais lu, mais que tout le monde commente grâce à d’innombrables livres de vulgarisation.
J’en reviens au sens de ce film.
Le professeur, assistant d’un grand ponte qui vient de mourir subitement, explique à ses étudiants des concepts philosophiques qui devraient alimenter leurs réflexions profondes et peut-être justifier leurs révoltes. Il s’agit des grands penseurs de philosophie politique.
Mais voilà, son collègue charismatique, lui, est bien plus conforme à l’atmosphère et aux attentes de l’époque : plus personne ne veut réfléchir, la philosophie doit parler du bonheur, on n’aime plus que les thèmes légers et complètement déculturés. Et c’est pourquoi, il lui rafle la chaire de philosophie sous le nez.
Pourquoi ? Mais parce que l’heure n’est pas à la réflexion et que les étudiants se pressent plutôt aux cours plus rock and roll.
De nos jours, on veut s’amuser, s’étourdir dans les « infos » des réseaux sociaux, se voir en photo dans tous les miroirs possibles. Pas réfléchir au sens de la vie, à l’« être » et au Léviathan. C’est certainement cet aspect du film qui a fait écho pour moi.
La France est dans un état de déculturation encore plus avancé que je ce que j’en ai vu dans ce film argentin. Je pense que dans les Universités Françaises c’est encore pire qu’en Argentine, les grands philosophes du passé, ont été remplacés par les théoriciens du wokisme, du décolonialisme, du trangenrisme etc…
Dans ce film, cette demande d’amusement devient peu à peu de plus en plus grotesque, surtout quand on voit, en arrière-plan, les enseignants qui se demandent tous les jours s’ils vont être payés, quand on entend que partent des camions de dollars de la Banque centrale Argentine pour filer vers d’autres cieux moins fragiles, quand on comprend que le krach financier menace l’Université et va conduire à sa fermeture.
J'ai vraiment été absorbée par ce film qui, aujourd'hui, ne pourrait plus être tourné, le Trump des Pampas ayant décidé de supprimer toutes les aides financières à la Culture.
Film de Benjamín Naishtat et Maria Alché · 1 h 51 min
Pays contributeurs : Argentine, France, Italie, Bolivie, Allemagne, Brésil