Ce livre est une prouesse. Et je pèse mes mots. Il est certainement le résultat de mois, voire d’années de recherches historiques. Et il fallait les qualités d’un très grand écrivain pour tenir le challenge durant 500 pages !
Ce roman est écrit à la première personne et le narrateur, un aubergiste du XVIe siècle de la ville d’Anvers, s’adresse à D.ieu, oui, oui, à D.ieu, pour le prendre à témoin de ses malheurs, de sa vie, de la vie de sa cité, Anvers, et parfois aussi Amsterdam, durant la domination espagnole.
Ce livre m’a conduite (mais ce n’est pas nécessaire pour en lire toutes les péripéties) à me plonger un peu dans l’histoire des Pays-Bas Espagnols. Ces États regroupaient l’actuelle Belgique, mais aussi la Hollande d’aujourd’hui, le Luxembourg et autre Liechtenstein….Du moins jusqu’à l’abdication de Charles Quint en 1555. Après cette date, son fils Philippe II hérite de l’Espagne, des conquêtes du Nouveau Monde (Mexique, Pérou, etc.), et des Provinces du Nord dont il est question dans ce livre.
Charles Quint, le plus puissant souverain de l’Europe, l’Empereur du Saint Empire Romain-Germanique, avait tenté, avant de se lancer dans une guerre contre François 1ᵉʳ, de convaincre Martin Luther, fraichement excommunié par le Pape, de revenir « à la raison ». En vain. L’homme de 38 ans a tenu tête, de manière effrontée et quasi insolente, à l’Empereur de 21 ans. (avril 1521 Diète de Worms). Pour Luther, l’ennemi, c’est Rome. Il va jusqu’à écrire : "Il faut que le Pape n’ait sur l’Empereur aucun pouvoir, si ce n’est qu’il l’oigne et le couronne à l’autel, comme un évêque couronne un roi. Et il ne faut plus tolérer la diabolique arrogance qui commande que l'Empereur baise les pieds du Pape, ou s’assoie à ses pieds, ou lui tienne l’étrier ou les rênes.".
Oui mais Charles Quint tient aussi son pouvoir du Pape et il n’est pas question de laisser se répandre l’hérésie, précisément vécue par les Princes Allemands comme une manière de se libérer du Pape et de l’Empereur…
La révolte gronde chez les paysans d’abord, puis au sein de l’Empire. En ce qui concerne les Pays-Bas, la guerre de 80 ans débute en 1568 (et elle durera bien 80 ans). Les sept provinces du Nord (actuels Pays-Bas), où la Réforme est bien ancrée, et les Pays-Bas méridionaux (actuels Belgique, Luxembourg et Nord-Pas-de-Calais), catholiques et loyalistes entrent dans cette guerre.
Le roman commence en 1567, soit un an avant le début des hostilités, dans un paysage politique déjà bien fragilisé.
Pourtant, c’est le siècle d’or dans les 17 Provinces. Dans les années 1550, Anvers, connecté à Séville et Lisbonne, est un port de premier plan dans le monde d'après les grandes découvertes, avec une population de près de 90 000 âmes. L’activité textile est florissante, et Anvers devient une place financière et commerciale importante. L’agriculture offre de bons rendements, et l’activité forestière se développe. Les savants, les intellectuels et les artistes affluent, parfois au sein de sortes de clubs, dans des réunions secrètes, dont certaines ont lieu dans l’auberge de notre narrateur.
« Tout à Anvers commence au bord de l’eau. »
Seulement les guerres de Charles Quint contre la France, y compris les guerres d’Italie, sont financées par les 17 Provinces plus que par l’Espagne, ce qui provoque de forts mécontentements et des nombreuses révoltes.
Revenons à notre roman. Notre héros est aubergiste, et son auberge, à Amsterdam, se nomme Auberge de l’Ange. Car l’homme a dû fuir Anvers où la vie est devenue dangereuse. On exécute, on pille, on brûle, on torture au nom d’une religion ou de l’autre.
Le titre « La femme sauvage » vient de ce que notre homme, Beer, héberge dans son auberge une femme sauvage, en fait une Inuite vêtue de peau de phoque, rapportée (et l’histoire semble authentique) par des marins en exploration dans les mers polaires. Une femme Inuite et son enfant.
Mais c’est aussi en référence aux armoiries de la ville d’Anvers qui présentent une femme et un homme « sauvages », comme certainement, on les appelait ainsi, du temps des grandes découvertes. Étonnant que les hommes n’aient pas eu une conscience plus affirmée de leur humanité commune, surtout en ces temps religieux. Mais ce thème de l'animalité est justement choisi par l’auteur pour montrer à quel point les hommes se conduisent par fois comme des animaux et pire encore…Et ce, sans excepté les chrétiens, car les « sauvages » conservent, eux, dans les pires conditions, la capacité de chanter, comme le fait la femme Inuite.
« Sur les armoiries d’Anvers, les emblèmes de la ville – un château à trois tours et six roses du bonheur, blanches et rouges, représentant les libertés – sont flanqués de deux personnages : un homme sauvage et une femme sauvage. Ils sont symboles d’union et garantissent la liberté de cette ville fluviale ».
Il est impossible de « raconter » ce livre. Il y a des scènes très émouvantes, parce que la souffrance des êtres et leur besoin d’amour sont très présents. Mais on y voit aussi des violences, des scènes de cruauté, des exécutions publiques (le supplice de la roue est un moment de lecture que j’ai eu du mal à soutenir), des trahisons, des coups bas, la saleté et la lâcheté humaines, les vices les plus abjects, l’horreur au quotidien, la peur…
Enfin, Il y a toute l’effervescence d’une ville « monde » de l’époque, avec ses rues grouillantes, ses coups de gueule, son foisonnement intellectuel, sa curiosité, bref on se trouve plongé dans le XVIᵉ siècle, comme si on y était vraiment parce que tout est vu par les yeux d’un acteur de son temps. À moins que tout cela ne ressemble finalement, trait pour trait, aux tableaux de Bruegel l’Ancien, dans lesquels nous sommes immergés. Notamment les tableaux qui peignent l’hiver :
Ou le petit peuple :
Ou encore ce tableau si particulier (et énigmatique) qui vient d’être restauré et qui s’intitule Margot la Folle :
Il y a des larmes, des rires, des fêtes et des drames, de l’action, du suspens, des bagarres…un vrai film tourné dans la mémoire de l’aubergiste qui le déroule vers Dieu.
Une lecture à recommander pendant les vacances parce qu’on prend le temps et parce que cette fois, on voyage non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps.
Quelques citations :
« Quand un homme a dû rendre à la terre trois femmes l’une après l’autre, et que deux d’entre elles ont en plus quitté ce monde avec un enfant presque à terme dans leur ventre, alors il considère sa semence comme maudite. La dernière est morte juste après avoir donné naissance à un fils. Les deux premières ne sont même pas arrivées à l’accouchement. Chargées comme des bateaux pleins d’avenir, elles ont sombré dans les abysses de la mort avant même d’avoir pu accoster avec leur cargaison. »
« Écoute-moi, ô Dieu. Combien de fois ai-je prononcé ces mots, en murmurant ou en jurant ? Mais Tu ne m’écoutes pas. Tu ne m’as jamais accordé de signe. Après toutes ces années, le désir de T’entendre s’est éteint. La tempête a cessé dans ma tête. Mon impuissance a été conjurée. Après la mort, tout le monde entend Ta voix et écoute Ton Jugement. Si à la suite d’un accident, d’une maladie, d’une maladresse, je devais soudain comparaître devant Ton tribunal, je pourrais témoigner que toutes ces malédictions n’ont pas réussi à m’abattre. La douleur ne disparaît pas, mais j’ai accepté Ton silence ».
« Arrivèrent d’abord l’argent et le cuivre allemands, chargés sur des navires portugais de plus en plus grands et expédiés vers les Indes lointaines ou les Moluques, pour y être échangés contre du poivre, du gingembre, de la cannelle et moult autres épices. D’Angleterre furent acheminés des draps et des étoffes pour tous les goûts. Toutes ces marchandises étaient mises en vente sur des marchés qui au début duraient quelques semaines, puis qui ne s’arrêtèrent plus jamais et où tous, assassins, traîtres, escrocs et seigneurs de guerre errants compris, étaient graciés le temps de commercer. »
J’ai oublié de dire qu’une bonne partie du roman se déroule en hiver, sous la neige, et que c’est rafraichissant pendant l’été !!