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Le Bâtard de Palerme par Luigi Natoli (Métailié 2016)

Le Bâtard de Palerme par Luigi Natoli (Métailié 2016)

Mon lecteur préféré a écrit cette recension qui vient à point nommé, compte tenu de l'actualité:

« Le Guépard » est un de mes films préférés, voire mon film préféré d’Alain Delon. Retrouvons-le dans le rôle du jeune aristocrate Tancrède :

« Il n’avait pas encore trente ans, était grand, svelte, nerveux, le visage pâle mais comme envahi d’un nuage sombre, qui aurait pu passer pour de la tristesse, si une certaine étincelle inattendue dans les yeux n’avait fait penser à la lueur d’un éclair lointain dans un ciel orageux. Les lèvres minces se distinguaient à peine et la bouche ressemblait plutôt à une longue blessure non encore refermée, légèrement ombragée par une jeune moustache clairsemée…. Peut-être, examinant l’angle de la mâchoire et la courbe de la bouche, un œil attentif aux manifestations de l’âme aurait-il pu y surprendre une certaine dureté froide et égoïste ; peut-être aussi quelque chose de félin, ou plutôt de féroce : mais pour la plus grande partie de ceux qui le voyaient, ce n’était qu’un beau jeune homme un peu antipathique. »

Un portrait vraiment ressemblant à quelques détails près ? Mais pas du tout ! Ces lignes ont été écrites il y a plus d’un siècle par l’écrivain sicilien Luigi Natoli (1857-1941), pour présenter dans les premières pages du « bâtard de Palerme » un jeune aristocrate sicilien du début du 18ᵉ siècle, don Raimondo Albamonte.

Parmi les grands romans qui ont fait revivre l’histoire particulièrement dramatique et riche en rebondissements de la Sicile, « Le Guépard » est le plus connu en France et dans le monde. D’une part en raison du destin tragique de son auteur, Giuseppe Tomasi di Lampedusa, un aristocrate sicilien passionné de littérature qui mourut (d’un cancer du poumon), avant même de savoir si son roman serait publié, et avec quel succès. D’autre part en raison du triomphe sur les écrans du chef-d'œuvre de Visconti, dont nous nous souvenons avec émotion après la mort d’Alain Delon.

Mais d’autres grands romans historiques de la littérature italienne ont fait revivre les périodes marquantes du destin de la Sicile. Les lecteurs français ont ainsi pu découvrir « Les princes de Francalanza » publié en 1894 par Federico de Roberto (1866-1927) dont l’action, comme celle du « Guépard », a lieu lors du renversement de la monarchie des Bourbons par l’expédition de Garibaldi en 1860 et du rattachement de la Sicile au nouvel État italien unifié, en cette période que les Italiens appellent « Risorgimento ». Ce livre met en scène des aristocrates à la fois lucides, décadents, intrigants et pétris de contradiction, mais qui savent opportunément se rallier au mot d’ordre « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Tomasi di Lampedusa connaissait cet ouvrage et s’en est inspiré.

Et surtout, grâce aux Editions Métailié, nous (re)découvrons « Le bâtard de Palerme » de Luigi Natoli. A la différence des deux précédents auteurs, il n’en situe pas l’action dans le Risorgimento, mais il a vécu lui-même cette période ! En effet, il a reçu à l’âge de trois ans, son « baptême politique ». À l’annonce de l’arrivée imminente de Garibaldi, sa mère avait demandé à toute la famille d’endosser la fameuse chemise rouge, ce qui leur a valu un séjour forcé à la prison palermitaine de la Vicaria, décrite dans son livre, et la confiscation de leurs biens. Luigi Natoli devint écrivain et enseignant d’histoire, son Histoire de la Sicile » fait autorité, mais c’est la trilogie de « L’Histoire des Beati Paoli » dont notre livre constitue le premier volet (Les Editions Métailié nous promettent la prochaine parution des deux tomes suivants de cette saga) qui lui a apporté le succès en Italie.

Je ne peux pas résumer le récit particulièrement dense, plein d’innombrables péripéties, et qui se déroule sur plus de vingt ans, mais voici quelques repères pour vous donner envie de le découvrir :

– L’action se déroule à une autre période charnière, plus ancienne, de l’histoire de la Sicile : après le traité d’Utrecht (1713), qui met fin à la guerre de succession d’Espagne, dans laquelle fut impliquée la France de Louis XIV, la Sicile passe de la domination de la monarchie espagnole, dont elle vient de subir les pillages de soldats indisciplinés, au statut de royaume attribué à Vittorio Amedeo de Savoie. Comme lors du Risorgimento, les espoirs furent vite déçus : « On comprend que, dans ces conditions, la restauration du royaume de Sicile avec son propre roi apparaissait comme la fin d’un état pénible, la résurrection du royaume, le début d’une ère nouvelle de tranquillité des esprits, de richesse et de gloire. Dans l’épanouissement de tant d’espérances il ne vint à l’esprit de personne que Vittorio Amedeo ferait de l’État qui lui apportait une province royale, une simple province d’un duché ».

– Qui sont les « Beati Paoli » ? Il s’agit des membres d’une société secrète, issus de la petite noblesse ou des classes moyennes d’artisans et de commerçants, voire du peuple, qui justement veulent défendre le petit peuple contre les abus des classes dominantes, à savoir ; la noblesse qui vit dans le faste (les somptueux palais de Palerme), qui ne se déplace qu’en carrosse ou chaise à porteur, et qui exploite de façon éhontée d’immenses propriétés ; mais aussi le haut clergé complètement soumis aux pouvoirs en place et qui réprimait lui-même avec cruauté les moindres manifestations d’indépendance vis-à-vis des dogmes religieux (l’Inquisition espagnole n’est pas si lointaine). On présente quelquefois cette société secrète comme étant à l’origine de la mafia sicilienne, mais je pense que la réalité historique est plus complexe. Dans ses descriptions, Luigi Natoli semble s’inspirer de rituels franc-maçons, avec initiation et codes, même si la franc-maçonnerie telle que nous la connaissons venait à peine d’apparaître en Angleterre au début du 18e siècle.

– L’essentiel de l’action se déroule à Palerme et dans ses environs. Luigi Natoli en fait de merveilleuses descriptions, minutieuses et poétiques. C’est une des causes du succès de son roman, dont les mille pages ont d’abord été « feuilletonnées » en courts chapitres vendus (et déclamés) sur les marchés de Palerme en 1909-1910. Les lecteurs siciliens ont adoré la mise en scène des rues de Palerme, les plus somptueuses comme les plus sombres et mal fréquentées (de vrais coupe-gorges à l’époque !), mais aussi des paysages variés et lumineux de la campagne.

Nous voici, avec deux héroïnes, emprisonnés dans « un château dont les hauts murs paraissaient infranchissables et se dressaient sur une roche… qui donnait le vertige tant elle était haute et raide. Plus loin s’étendaient des fourrés au milieu desquels serpentait un ruban argenté. Les collines succédaient aux collines et au-delà de tout côté s’étiraient les chaînes de montagne qui, les unes derrière les autres, se perdaient dans un azur plus ténu, comme sur la toile d’un décor. » Les protagonistes voyagent aussi, les voici à Messine : « sur la promenade de la Pallazzatta, les chevaliers de la Cour passaient sur leurs montures avec une certaine insolence soldatesque en lançant des galanteries à l’adresse des femmes qui, enveloppées dans leurs manteaux, venaient respirer l’air de la mer et jouir du spectacle du détroit et des monts calabrais nimbés d’une lumière violine ; et ils regardaient avec une certaine pétulance les dames dans leurs carrosses. »

– Tout au long du livre, Luigi Natoli souligne le contraste impressionnant entre les conditions de vie de la noblesse et la pauvreté, et même la misère du peuple. Il aime ce peuple sicilien et, si l’époque ne se prêtait pas encore à une révolution sociale et politique, il ne cache pas ses convictions démocrates et laïques (à noter que l’Église, de son vivant, avait mis à l’index toute son œuvre et que, sur son lit de mort en 1941, il avait refusé à un prêtre de renier un de ses livres « Fra Diego La Matina » !)

Si vous voulez retrouver une ambiance « de cape et d’épée » dans le style d’Alexandre Dumas et si vous aimez la Sicile, alors lisez « Le bâtard de Palerme ».  

Signé d'un lecteur assidu        

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