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OUI (Théâtre, Odéon, Ateliers Berthier, d'apres Thomas Bernhard)

OUI (Théâtre, Odéon, Ateliers Berthier, d'apres Thomas Bernhard)

Enfin un texte profond, sans concession, certainement démodé (peut être bien démodé dès sa publication), mais en fait, tellement plein d’actualité compte tenu de l’état du monde aujourd’hui !!!

Thomas Bernhard n’est pas un auteur facile : il est très déprimant, son écriture est quasiment obsessionnelle, ses sujets sont souvent pessimistes, introspectifs et virulents sur les mœurs de son temps …..temps pas si éloigné que cela, il s’agit des années 60 à 80. Né en 1931, et mort jeune à 58 ans (en 1989) , autrichien, il se démarque d’une période plutôt insouciante et joyeuse en Europe, extravertie et collective, par des textes très « intériorisés », marqués par la solitude et l’impossibilité de se bercer d’illusions quant à la nature humaine. C’est un atrabilaire vindicatif et solitaire, souffrant de maux physiques indéniables (des maladies pulmonaires graves le font souffrir depuis sa naissance et finiront par l’emporter), mais aussi d’épisodes dépressifs qui le conduisent fréquemment au bord du gouffre. Les scandales qu’il provoque durant toute sa vie tiennent à son acuité mentale et son refus de toute compromission. Il déteste l’Autriche, alors gouvernée par d’anciens nazis comme Kurt Waldheim et ne se prive pas de dénoncer l’état de corruption de l’ensemble des élites au pouvoir. Il déteste tellement l’Autriche qu’avant de mourir, il rédigera un testament demandant expressément que rien de son œuvre ne soit publié ou joué en Autriche. (Ses héritiers ne respecteront pas ces volontés. )

Il a écrit beaucoup d’articles, de nombreuses pièces de théâtre, et des récits en prose.

« Oui » est l’un de ces récits publiés sous une étiquette « autobiographie ». Comme chez Proust, il y a bien un narrateur, mais rien ne dit qu’il s’agit de l’auteur. Le personnage qui dit « je » et se livre à un long monologue intérieur, est un scientifique qui fait des recherches sur les anticorps. Il vit dans un endroit rural et reculé de l’Autriche. On comprend qu’il s‘agit d’un village peu animé mais peut-être pas si loin de la ville. Le narrateur a acheté une ruine qu’il a retapée de ses mains et il vit seul pour mieux se concentrer sur ses études.

On apprend que depuis quelques mois, il est devenu complètement incapable de sortir de sa solitude, et tout aussi incapable de poursuivre son travail. Il traverse une crise de dépression profonde qui l’amène à penser au suicide. Il est extrêmement lucide sur lui-même, sait qu’il est malade, qu’il ne sortira pas de sa maladie, mais il se trouve sans aucune volonté, impuissant et désespéré. Il arrive néanmoins à aller voir le seul être qu’il semble connaître dans le coin : l’agent immobilier qui lui a vendu la ruine dans laquelle il a élu domicile. 

L’homme le reçoit en bon commerçant, le laisse vider son sac, et continue de vaquer à ses occupations. De temps en temps, il invite le narrateur à l’accompagner dans les visites de maisons qu’il organise pour de potentiels acheteurs. Mais cela fait 3 mois qu’ils ne se sont plus adressé la parole.

Ce jour-là, alors que le narrateur, enfin parvenu jusqu’à l’agence,  se terre dans la salle aux classeurs (le fichier des biens à vendre et celui des acheteurs), mais une visite inopinée vient troubler sa sérénité. Des Suisses ont acheté un terrain à l’agent immobilier. Il s’agit d’un homme de 70 ans et de sa compagne de 10 ans plus jeune. Le narrateur découvre que Moritz, l’agent immobilier, leur a vendu un terrain invendable, en pente, à l’ombre, humide, enclavé dans une forêt de mélèzes, pour une somme exorbitante.

Le narrateur qui souffre tellement de solitude, comprend tout de suite que la dame du couple, qu’on appelle « la persane » parce qu’elle vient d’Iran, pourrait bien être celle qui le comprendrait enfin. Il l’invite à une promenade dans la forêt de mélèzes.

Le narrateur est un grand fan de philosophie et particulièrement de Schopenhauer. Son musicien préféré est Schumann. Il pense qu’il va pouvoir échanger avec la persane sur ces sujets. Mais pour le moment, la promenade, sous la pluie, se fait en silence, ces deux grands blessés ne pouvant se livrer en une seule étape.

Puis la persane arrive à raconter sa vie. Elle l’a consacrée à la réussite professionnelle de son compagnon, (un bâtisseur de centrales électriques) depuis 40 ans. Et maintenant, elle, qui a fait des études, qui a voyagé, et qui est largement plus cultivée que son comparse, ne peut plus rien pour lui. Ils sont trop vieux, elle est trop vieille. Le Suisse a développé une haine farouche à son encontre. Il a acheté ce terrain sur lequel il a fait venir du béton pour bâtir une maison tout ce qu’il y a de moins hospitalière, pour que la persane y reste, seule. C’est un tombeau qu’il lui fait construire.

Je ne raconte pas la fin.

Le spectacle utilise une adaptation du texte, réduit à l’os, (sans trahir toutefois le style de Thomas Bernhard) et intercale des références à la poésie persane, des chants d’oiseaux, une vidéo de la femme soudainement rajeunie par une très belle comédienne.

C’est une performance d’acteur. Seul en scène, dans cette grande salle des Ateliers Berthier, il tient le public sous le charme de sa voix qui raconte, avec une belle intensité, les tourments intérieurs d’une âme à vif.

Enfin, un texte profond, ai-je écrit en début de recension ; Il s’ouvre sur une « parabole », issue de Schopenhauer et qui est la clef de tout. Il s’agit des porcs épics qui se rapprochant pour avoir plus chaud, sont incommodés par les piquants de leurs congénères. Nous avons besoin des autres, un besoin vital, sous peine de devenir fous, mais il nous faut les tenir à distance néanmoins pour ne pas être blessés par leurs vices. Et nous passons notre temps à rechercher cette distance qui nous permet de rester vivants (allusions à Spinoza qui parlait de « continuer » à vivre), tout en évitant de sombrer dans le désespoir en constatant la turpitude humaine.

Thomas Bernhard écrit:

« Mais les causes de cette dernière – et plus grave – crise de ma maladie, il ne faut pas les chercher seulement dans mon travail scientifique, dans le fait que je me sentais insupportablement écrasé…[…] mais elles étaient également, profondément, dans tout ce qui m'entourait […].La situation politique révoltante dans ce pays qui est le nôtre, et dans toute l'Europe, avait peut-être été l'élément décisif qui avait déclenché la catastrophe, parce que toute l'évolution politique allait contre tout ce dont j'avais la conviction que cela aurait été juste, et dont, maintenant encore, j'ai la conviction que ce serait juste. La situation politique s'était à ce moment-là brusquement détériorée, d'une manière qu'on ne pouvait plus qualifier que de révoltante et de mortelle. Les efforts de dizaines d'années étaient annulés en quelques semaines, l'État, déjà instable depuis toujours, s'était effondré en quelques semaines, la stupidité, la cupidité, l'hypocrisie régnaient tout à coup comme aux pires époques du pire régime, et les hommes au pouvoir œuvraient à nouveau sans scrupule à l'extirpation de l'esprit. […].Du jour au lendemain, tout était à nouveau dictatorial, et, depuis des semaines et des mois, j'avais déjà éprouvé dans ma chair à quel point on exige la tête de celui qui pense»

Remarque très actuelle pour un texte écrit en 1978, non ?

Adaptation et conception Claude Duparfait et  Célie Pauthe
 

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