Voilà un ouvrage dont on ne peut pas faire une critique négative. Car il s’agit du récit d’un miraculé, d’un homme injustement offert à la vindicte des musulmans par un vieil Ayatollah, il y a plus de 30 ans. La fatwa invitant à assassiner Satan en la personne de Salman Rushdie, a bien failli se réaliser et l’écrivain aurait pu succomber aux horribles blessures causées par un « combattant de dieu », exauçant ainsi le souhait des fanatiques qui n’ont probablement pas lu une seule ligne de ses livres.
C’est donc un « récit intouchable » que celui-là, qui raconte le retour à la vie d’un homme laissé pour mort.
Et pourtant, même si j’ai lu le livre avec avidité, j’affirme ici que ce n’est pas le meilleur qu’ait écrit Salman Rushdie. Pourquoi ?
Peut-être parce qu’il ne s’agit pas d’un roman, et que l’exercice qui consiste à revenir sur un épisode traumatique de sa propre vie n’est pas, du moins dans son intention, un ouvrage littéraire. Attention, je n’ai pas dit que ce récit est mauvais, non, c’est juste qu’il vise essentiellement à dépasser le stress post traumatique et qu’il a donc une valeur essentielle aux yeux de son auteur : évacuer de soi-même la douleur d’avoir été frappé aussi cruellement et injustement. Ce n’est pas un roman, la fantaisie de l’auteur n’a pas pu s’écrire comme dans ses autres textes. Et c’est un moment de sa vie qu’il aurait bien préféré ne pas avoir à subir.
Ceci étant, pourquoi j’ai pu être aussi intéressée ? Parce que je crois que j’aime les témoignages qui concernent la traversée des maladies, l’affrontement de la mort, la volonté de survie. Nous sommes tous concernés par ces récits et chacun de nous aborde ces questions avec ce qu’il est, avec son passé, avec ses propres armes, son caractère, son parcours de vie, ses erreurs. Et c’est pour ça que c’est très intéressant, surtout s’il s’agit d’un écrivain qui sait analyser les évènements en prenant de la distance.
C’est le cas de Salman Rushdie qui fait preuve, de tout l’humour dont il est coutumier et qu’il est possible de déployer quand on souffre. Par exemple, il s’amuse à écrire que l’agression lui a bousillé son beau costume Ralph Lauren, ou bien à nommer les médecins Docteur Vessie, ou Docteur Souffrance.
« Pourquoi le policier assis devant ma porte estimait-il que trois heures du matin était le meilleur moment pour raconter à tout le monde une autre de ses blagues osées puis éclater d ‘un rire tonitruant, je ne sais pas ? Pourquoi le meilleur moment pour faire une prise de sang était quatre heures du matin, on ne me l’expliqua pas. »
S’agissant du couteau, qui occupe le rôle-titre de ce livre, Salman Rushdie affirme que son couteau à lui, ce sont les mots. Ce qui fait que le couteau se transforme d’arme de destruction aux dimensions mythiques à instrument de lutte pour la liberté d’expression. Le couteau devient une métaphore de la résilience. C’est le couteau du peintre, la plume d’acier de l’écrivain, c’est le ciseau du sculpteur, le burin du graveur, le poinçon du sellier, l’alène du cordonnier. Face à l’intolérance et à la censure, qui utilisent le couteau (les ciseaux d’Anastasie ?) pour terroriser et faire taire, le couteau devient le symbole de la liberté d’expression, et de la détermination à défendre ses convictions. L’art défie l’oppression et le couteau taille en pièces le tissu de la conformité. Face à l’acier tranchant, l’esprit humain reste indomptable.
« Le langage aussi était un couteau, capable d’ouvrir le monde, d’en révéler le sens, les mécanismes internes, les secrets, les vérités. Il pouvait trancher dans une réalité pour passer dans une autre. Il pouvait dénoncer la bêtise, ouvrir les yeux des gens, créer de la beauté ».
J’en reviens à l’histoire. Salman Rushdie, a publié il y a 35 ans, (en 1988) , un livre intitulé "Les Versets Sataniques". Ce roman, suit l’arrivée de deux migrants indiens au Royaume-Uni. Seuls survivants d’un attentat terroriste dans l’avion qui les mène à Londres, ce sont des clandestins. Le livre raconte leurs aventures en explorant des thèmes de la migration, de la double culture, du déracinement… Le récit, fait référence à la vie du prophète Mahomet, et le texte navigue entre l’Inde et l’Angleterre, le passé et le présent, le réel et l’imaginaire. C’est d’ailleurs la marque de fabrique de Salman Rushdie, resté très attaché à ses racines indiennes, et dont l’imagination est à la fois ironique et fantastique (au sens de fantasy).
« La vraie folie c’est de regretter ce que l’on a fait de sa vie, me suis-je dit, parce que la personne qui regrette a été façonnée par la vie qu’elle ne vient, par la suite à regretter ».
L’agresseur au couteau qui s’est précipité sur Salman Rushdie au début d’une conférence, le 12 aout 2022, n’est jamais nommé dans ce livre que par la lettre A, comme assassin. C’était un jeune homme de 24 ans, né aux Etats Unis mais originaire du Liban, fervent admirateur de feu l’Ayatollah Khomeiny, et fermement persuadé qu’une volonté divine guidait son couteau.
Salman Rushdie imagine, en toute fin de son récit, un dialogue avec son assassin, qui résonne comme une tentative impossible de comprendre les motivations de ce fanatique, qui ne fait que répéter les mêmes mantras absurdes sur la parole de dieu et sur le seul livre qui vaille d’être lu. Un esprit borné , incapable de sortir de ses obsessions mortifères. J’ai d’ailleurs vu une photo du brancard sur lequel était transporté Salman Rushdie après son agression, et dans un journal iranien, la légende était : "Le Satan rejoint l'Enfer" (!)
Rushdie nous raconte par le menu les douloureuses opérations de suturation, de pansement, de rééducation. C’est presque avec une sorte d’obscénité qu’il décrit le moment et les gestes de couture de sa langue, à demi tranchée ou de son œil dont il fallait fermer la paupière.
« Eliza a dit que me voir la bouche ouverte tandis qu’un médecin armé d’une aiguille et d’un fil me recousait la langue était le deuxième pire spectacle qu’elle ait eu à regarder. »
A propos des médecins et sans préjudice de sa grande reconnaissance vis-à-vis de ceux qui lui avaient sauvé la vie, Salman Rushdie ne nous cache pas que certains d’entre eux ont fait des erreurs, comme celle qui a consisté à lui planter une sonde urinaire à plusieurs reprises alors que l’impossibilité de vider sa vessie venait d’un médicament qu’il a suffit de stopper pour que le trouble cesse. La sonde a occasionné une infection grave et persistante qu’il a fallu combatte aux antibiotiques par la suite.
Il n’y a pas qu’aux USA que les médecins se trompent sans vergogne, me suis-je dit.
Heureusement, sa traversée de l’enfer a été accompagnée par sa femme, une poétesse afro-américaine, photographe, Rachel Eliza Griffiths, qui va le suivre tout au long sa convalescence, caméra au poing comme le plus intime des témoins. C’est le triomphe de la vie, de l’amour, de la tendresse humaine sur le mal absurde.
Un livre sur la résilience, un témoignage précieux sur la sortie des ténèbres et sur la volonté de vivre.