Le titre de ce livre semble à contre-courant de nos actualités internationales où la Russie se fait de plus en plus menaçante et où nous n’avons guère envie de nous pencher sur le sort de ses habitants, muets aux massacres perpétrés en son nom.
Mais Elena Koustioutchenko n’est pas une journaliste comme la plupart de ses compatriotes. C’est une journaliste de Novaïa Gazeta, le journal de Anna Politovskaïa, lâchement assassinée sur ordre de Poutine et pour son anniversaire en 2006.
Elena est née en 1987, autrement dit, c’est une jeune femme, qui, depuis l’interdiction (déguisée sous des accusations infondées qualifiant les « agents de l’étranger ») de son journal en Russie, et surtout en raison des menaces qui pèsent sur tous les journalistes qui ont l’ambition d’apporter une parole indépendante, vit en exil dans un pays d’Europe.
6 des collaborateurs du journal, fondé en 1993, ont déjà été assassinés. Je pense qu’Elena doit être en France, après avoir réchappé à une tentative d’empoisonnement à Berlin, en octobre 2022.
Cette jeune femme a un parcours tout à fait exceptionnel. Venant d’une famille très pauvre, Elena Kostioutchenko est née à Iaroslavl, en Russie, en 1987. Elle a commencé à travailler à l’âge de 9 ans, en faisant des ménages. À 14 ans, en découvrant le travail d’Anna Politkovskaïa, elle découvre sa passion : le journalisme d’investigation auprès des populations oubliées et à chaque fois, sur le terrain.
Elena n’a pas peur, elle a fait son coming out dès 2011, allant jusqu’à prendre part aux manifestations pro LGBT à Moscou, qui ne drainaient pas plus qu’une dizaine de personnes, toutes abondamment tabassées par la police, à peine avaient-elles mis le pied par terre et déployé une petite pancarte.
Elle n’a pas peur non plus quand, alors que son journal est sous pression constante des autorités, elle est envoyée en Ukraine au tout début de la guerre, en 2022, pour documenter les atrocités commises par les armées russes.
Ce livre est composée de deux parties entrelacées.
Tout est absolument bien documenté, dans une progression implacable de l’horreur depuis les années Eltsine et jusqu’à la guerre d’Ukraine.
Je vais citer certains passages car il est impossible, sans ses mots, de donner un aperçu de ce livre qui me restera longtemps en mémoire, comme un coup de poing, une blessure tellement douloureuse que j’aurais du mal à la décrire.
Années Eltsine :
« Les gens s’intoxiquaient à l’alcool, se pendaient, étaient tués dans des fusillades, assassinés lors de vols à main armée, ils mouraient dans les hôpitaux où il n’y avait ni médicaments ni médecins. »
Sur le site de la Khovrinka, un hôpital abandonné, où squattent des jeunes, il y a de la drogue, des violences, des viols (des tournantes), des filles enceintes à 13 ans, des prostituées.
« Trois bâtiments en béton qui s’enfoncent lentement sous terre. Dans notre dos ricane un groupe disparate d’une quinzaine de garçons et de filles entre 10 et 30 ans…[…] – Ma mère a décidé pour moi que je serai flic. « Y a pas à discuter », qu’elle hurle, cette pute d’ivrogne. Mais moi je veux être archéologue, dit Liza. Cet été je pars dans les cavernes de Voronine..
– Ça fait six mois qu’elle te cogne plus, non ? Peut-être que tout va s’arranger, dit Ania. T’allais à l’école avec des bleus partout, pas vrai ?
– Je viens juste de faire le compte, dit soudain Liza. Avec toutes ses fausses couches et ses avortements… Je devrais avoir neuf frères et sœurs.
– Et alors ?
– Et alors, rien.[…]
Le bâtiment vous offre toujours l’occasion de mourir.
[…]
Les habitants de la Khovrinka énumèrent avec plaisir le nom de tous ceux qui sont tombés, se sont fracassés, tués. On dirait que la proximité de la mort, la possibilité d’un départ, d’une issue pouvant s’ouvrir juste sous leurs pieds est du goût des résidents. Tous se sont tranché les veines au moins une fois. Ils n’aiment pas montrer leurs cicatrices. Les cicatrices, ça veut dire qu’on s’est raté.»
Et puis, il y a la vie en marge du Sapsan, le train à grande vitesse qui relie Moscou à Saint-Pétersbourg. Pour laisser la voie libre à ce train, les trains régionaux ont été supprimés ou décalés, de telle sorte que les habitants ne peuvent plus se rendre à leur travail.
« Avant, je pensais que le chemin de fer était la chose la plus sûre qui soit. Ce n’est pas l’avion, quand même, ni la voiture, c’est juste deux bouts de ferraille et un train, dit Anna Česławovna. Et en fait, c’est horriblement dangereux .[…] J’ai ramassé des gens coupés en morceaux. »
Nous suivons pendant quelques pages Elena dans son premier travail auprès d’un Commissariat, complètement véreux, corrompu, et violent, où elle doit apprendre le métier de policier technique et scientifique, aux côtés de collègues à la déontologie plus de douteuse.
Puis nous accompagnons la journaliste dans les bordels de l’autoroute, où les prostituées guettent les routiers :
« Quand je baise avec eux, je répartis les 500 roubles dans ma tête, raconte ensuite Laïla. Ça je vais l’envoyer à mon père en prison, ça c’est pour maman, elle est à l’hôpital, un AVC, ça c’est pour la maison, ça c’est pour les habits. Mon frère est petit, ma sœur commence tout juste à travailler – elle est au Marché aussi, mais vendeuse, et elle s’est mariée tout de suite. Comme ça, les maths font passer le temps. C’est que je suis toute seule à faire vivre la famille. »
Le plus dur, pour moi, dans ces enquêtes, c’est celle qui se passe dans un centre pour enfants handicapés où ces derniers sont battus, torturés, et laissés des heures dans leurs lits. C’est tellement insupportable que je n’ai pas pu lire la suite de ce reportage.
Elena va aussi à la rencontre des peuples premiers de Sibérie qui vivent dans le dénuement le plus total, et qui doivent "supporter" la pollution des rivières et des lacs par les extractions minières.
Et, à la fin, c’est la guerre en Ukraine, avec ces images lancinantes de cadavres aux mains liées, de jeunes enfants massacrés, de filles esquintées après avoir été violées.
Je voudrais écrire pour conclure qu’il faut absolument avoir conscience de la misère de ce peuple russe des campagnes, des marges, des confins de l’Empire. Ces gens vivent au Moyen-Age, ne nous laissons pas abuser par les vitrines des grandes villes. Le peuple, celui que Poutine ne veut pas voir, celui qu’il laisse dans l’ombre, à l’abandon, est dans une situation sociale épouvantable. Alcool, drogues, délits, crimes, brutalités, cruauté sont le quotidien de ces gens, que personne ne protège et qui sont livrés aux mafias, au banditisme, au désespoir et aux derniers cercles de l’enfer.
Quand je pense que la propagande gouvernementale russe s’acharne à montrer les USA peuplés de drogués et de SDF partout, il faudrait que les yeux se posent aussi sur le pays réel , qui n’a rien à envier aux pays les plus déshérités de la planète, avec leur cortège de sévices à l’encontre des plus faibles, leurs addictions qui permettent d’oublier, et leur non-respect des personnes.
Ce serait donc ce pays qui voudrait entrer en guerre contre nos démocraties ?