C’est un livre qui, à priori, ne va pas attirer beaucoup de passionnés, c’est un livre qu’on aimerait éviter, un livre qu’on redoute, parce qu’il va nous plonger, avec son auteur, dans un drame humain que l’on préfère en général, tenir à distance.
Il raconte les derniers jours d’une femme, la femme du narrateur, la femme de Philippe Garnier. Elizabeth Stromme est morte d’un cancer de l’estomac à la fin de l’année 2006. Elle avait refusé tous les traitements de dernière intention, vous savez, ceux qu’on donne par compassion et pour prolonger de quelques heures/jours, la vie de ceux qui sont, de toutes les façons, condamnés.
Vu de loin, et avec un œil objectif, on peut se dire qu’en effet, supporter encore des traitements douloureux alors qu’on est en phase finale, ce n’est pas tellement raisonnable et on comprend que certains choisissent de ne plus se battre. Mais ma meilleure conseillère, (si elle me lit, elle se reconnaitra), m’a toujours affirmé que quelques heures, c’était essentiel, parce qu’en un jour, on peut accomplir des gestes très importants, comme se marier, faire son testament, réunir sa famille, exprimer ses ultimes volontés. Donc quelques heures, ce n’est pas à négliger, et au contraire, il faut respecter ce désir de survie coûte que coûte. Il est bien difficile déjà de voir clair en soi pour de telles décisions, alors commencer à juger les autres dans des choix aussi intimes, serait non seulement immoral mais aussi indécent.
La femme de Philippe Garnier, écrivaine pleine de talents multiples, traumatisée par la mort de sa mère dans une lente agonie après avoir tout tenté, a donc décidé d’affronter la mort les yeux ouverts. Elle n’acceptait plus que la morphine et en doses les plus minimes possibles.
Les deux époux se sont alors retranchés dans une maison prêtée par des amis, non loin de San Francisco, dans une bourgade dont le nom fleure un peu notre Normandie : Guerneville.
Sauf qu’au lieu de pommiers, la maison, en retrait du bourg, est environnée de séquoias et de redwoods, que survolent faucons et vautours sous le tactac des piverts.
Même si le cadre forestier est propice à l’apaisement, la maison n’en est pas moins sinistre et sans joie: « C’est une maison de vacances dans laquelle tout est beige. Le téléviseur est un poste de récupération, comme les meubles dépareillés. On ne capte que la chaîne publique, qui donne les résultats des élections présidentielles en boucle ».
C’est qu’il n’y a pas non plus la place pour les visites et pas le cœur à faire la fête, on s’en doute.
Il faut d’abord s’assurer d’une prise en charge minimum :
« La compagnie d’assurances, une nébuleuse entité dont le siège social est à Montréal, a tout de suite donné son accord, trop heureuse de s’en tirer à si bon compte sans les frais de chimio ni autres traitements. À ce stade les gens de Vitas se sont déjà plus ou moins faits à cette drôle de paroissienne qui refuse calmants, antidépresseurs, conseillers, ainsi que tout réconfort psychologique ou ecclésiastiques. Au bout de deux semaines, les livreurs ne sonnent même plus. Ils laissent la morphine devant la porte, comme autrefois les bouteilles de lait. Le plus proche voisin est à sept cents mètres, et la maison au milieu des arbres si excentrée du bourg qu’il n’y a pas de service postal.»
Elizabeth insiste pour que les coussins qui doivent prévenir les escarres, soient régulièrement disposés selon un ordre parfait, partout où elle se déplace. Car sa volonté, c’est de mourir dans un état physique « digne ». Et pour cela il faut préserver à tout prix, le corps, pour qu’il apparaisse le plus possible intact.
J’ai écrit « digne, mais ce mot n’est jamais écrit par Philippe Garnier, car il n’y a rien d’indigne à ce que son corps soit dégradé, mais on m’aura comprise, cette femme refusait les altérations très graves, afin d’avoir le sentiment, peut-être, de « rester aux commandes », de ne pas être soumise à la dépendance, à l’impuissance, à la mort avant la mort.
Philippe Garnier décrit le dernier mois, et on sait qu’Elizabeth avait cessé les traitements depuis 8 mois. Elle a donc mis 9 mois, la durée d’une grossesse, pour s’éteindre.
Et lui, Philippe, son mari, écrivain et traducteur extraordinaire (il a traduit Bukowski et James Salter entre autres), aura mis plus de 15 ans pour revenir sur ce trauma, et dresser ce tombeau magnifique à sa femme tant admirée et morte à seulement 59 ans.
Le livre se découpe en 2 parties, l’une s’intitule « La drôle de mort » et l’autre, « La drôle de vie ». Car Elizabeth était une femme tout à fait singulière. Jugée rigide et chiante par certains de leurs amis, elle était surtout très originale, fantasque, courageuse, n’ayant pas peur de grand-chose, toujours ouverte aux excentriques qui peuplent la Californie, et elle cumulait les centres d’intérêts et les compétences. Journaliste, publicitaire reconnue, dessinatrice douée, botaniste expérimentée, bonne vivante, elle avait tout arrêté quand bon lui semblait pour vivre à sa guise.
« Elle avait presque tout fait en stop, traversé l’Afghanistan en autocar, et fait un saut de puce imprévu en avion à cause de la guerre entre l’Inde et le Pakistan. Elle dormait sur les plages. Et une fois dans un palace de Bombay au terme de je ne sais quelle transaction avec un riche homme d’affaires local qui l’amusait. Elle était revenue de la même façon avec un Allemand qui faisait le trafic d’héro, qu’elle avait quitté dans une prison turque. Elle ne me parlait pas de tout dans ses lettres. »
Ce côté original était pourtant souvent dissimulé sous une raideur morale sans concession. Elle était intransigeante sur l’égalité hommes/femmes par exemple et très rigoureuse sur les questions d’honnêteté.
« L’idée qu’elle se faisait du jardinage était militante, provocante, et largement impraticable. Et pourtant elle l’a pratiquée durant près de trente ans. Elle a créé son jardin de toutes pièces derrière la maison au-dessus de Sunset, et passé encore plus de temps à l’observer. Notes, croquis, almanachs ad hoc. Des heures et des journées entières. Une nature contemplative qui lui venait de sa pratique du dessin ».
Ce qui m’a le plus intéressée dans ce livre, c’est le point de vue de Philippe Garnier, qui ne cède jamais à la plainte, aux épanchements, ou même à la mythification du personnage qu’était son épouse. On comprend bien qu’il veut rester "à la hauteur", digne d’elle, et que c’est pourquoi il écrit au scalpel, ne cachant rien de sa fatigue, de son envie de sortir du huis clos de cette agonie, des désagréments que la maladie entraine, malgré tout le soin porté à en contrôler les aspects les plus difficiles.
C’est une très bonne traversée de ce qu’un accompagnant éprouve dans ces moments qui durent à la fois trop longtemps et pas assez , et où finalement, on n’a plus rien à échanger avec la personne qui est sur le départ.