Enfin, voilà un livre pédagogique (il y a un résumé des idées forces à la fin de chaque chapitre), clair, non polémique, très objectif sur ce qu’on appelle le phénomène WOKE et qu’il préfère nommer la « synthèse identitaire ».
Le livre est construit en 4 grandes parties : 1- L’histoire et le contexte de constitution de cette nouvelle idéologie politique, 2- Les conditions de la diffusion de cette idéologie dans les media et les organisations structurantes de la société, 3- Les dangers de cette idéologie populiste, en raison de ses conséquences contre-productives, 4- Le libéralisme philosophique, universaliste et neutre, est et reste un espoir pour construire un monde meilleur.
Mais avant tout, pour démonter le piège de la synthèse identitaire, Yascha Mounk convient qu’il faut en examiner l’attrait et le soumettre à une critique rigoureuse.
Il est vrai que l’appât de ces idéologies tient à ce qu’elles avancent sous un masque vertueux, rempli de bonnes intentions, et qui appelle à remédier aux graves injustices sociales. Tous les progressistes en conviendront : les injustices subsistent et il est moral de lutter contre. Les défenseurs de la thèse identitaire vont alors constater l’échec des valeurs universalistes telles que la liberté d’expression ou les égalités de droits.
Et voilà le piège en place : dans un premier temps, il s’agit de reconnaitre, nous disent ces apôtres de la justice, que le monde doit absolument être analysé sous le prisme de catégories identitaires. C’est ainsi que les lois anti-discrimination et les politiques égalitaristes doivent être combattues pour laisser place à des revendications identitaires ciblées émanant de groupes communautaires homogènes, fondés sur la couleur de peau ou l’ethnie, le sexe ou plutôt le genre, la religion (à condition qu’elle soit minoritaire ou jugée comme telle), la condition physique (place aux personnes handicapées ou obèses ou autres).
Après avoir analysé ce que ces théories identitaires doivent aux philosophes français de la déconstruction (Foucault, Deleuze, Derrida.) , Yascha Mounk observe l’utilisation de ce postmodernisme par des penseurs militants comme Edward Saïd ou Gayatri Chakravorty Spivak, qui ont utilisé les méthodes de Foucault d’analyse du discours, en leur reprochant toutefois leur a-politisme (et pour cause ! Foucault était résolument anti-marxiste) et en construisant la méthode d’un essentialisme stratégique. Il faut entendre par « essentialisme stratégique », l’utilisation d’un principe (hérité du marxisme) de catégories discriminées, autrement dit identitaires, pouvant porter les mêmes revendications. Déçus par le manque d’effectivité des droits civiques pour les noirs aux US, des militants se sont mis à en refuser les effets et à chercher, au contraire, à débusquer le racisme des blancs. Kimberlé Crenshaw élabore alors le concept d’intersectionnalité ( 2 discriminations ont plus d’effets que 1+1), ainsi que la « théorie critique de la race ».
La synthèse identitaire, née sur les campus, n’aurait pas eu beaucoup de chance de s’en échapper sans les réseaux sociaux venus renforcer le concept de communauté identitaire, à cause du besoin que nous avons tous de nous sentir approuvés par un collectif et par la tendance des algorithmes à nous pousser dans une zone de connivence. Mais il se trouve aussi que de nombreuses élites intellectuelles blanches éduquées ont alors adhéré à ces changements jugés comme « de gauche ». Les « blancs » (que je déteste ces dénominations raciales !) , les ONG et les grandes entreprises sont entrées dans la synthèse identitaire, y trouvant une occasion de détester les autres « blancs ». Et bien entendu, cela s’est renforcé avec l’arrivée de Trump.
« C’est ce qui a contribué à transformer la version vulgarisée de la synthèse identitaire en théorie non falsifiable » : s’affirmer comme non raciste revient à avouer son racisme profond !!!!
Et peu importe qu’il existe autant de préjugés dangereux à l’égard de « communautés » jugées privilégiées (il existe des pauvres dans ces communautés et des gens eux aussi discriminés !) , peu importe que le sexe biologique soit une réalité médicale importante, d’ailleurs, pour certains traitements, peu importe que la méritocratie, pour imparfaite qu’elle soit, garantit tout de même aux plus compétents, l’accès aux positions sociales tout en préservant, tant que faire se peut, l’égalité des chances…. Les théories identitaires avancent au bulldozer et concourent au final à accroitre les injustices qu’elles sont censées combattre.
À juste titre, à mon avis, Yascha Mounk, qui vient de la gauche et ne renie pas ses engagements pour plus de justice sociale, explique pourquoi la synthèse identitaire n’est pas marxiste (qui a classé le prolétariat dans une catégorie de classe "universelle") et pourquoi il s’agit d’un défi aux démocraties, qui risque justement de les conduire à l’illibéralisme et aux excès du racisme véritable.
C’est bien à cause de ces nouvelles ségrégations (il faudrait apprendre aux enfants à se ressentir blancs ou noirs !!!) que de nouveaux préjugés raciaux et religieux naissent et nous amènent à des régimes autoritaires. Il n’y a qu’à voir ce qu’il se passe actuellement vis-à-vis d’Israël pour comprendre qu’un antisémitisme est de nouveau concevable, allant jusqu’à ne pas trouver illégal d’en appeler au génocide des juifs. On croit rêver…mais c’est un vrai cauchemar.
Yascha Mounk a perdu une partie de sa famille dans l’holocauste, ses grands-parents ont été emprisonnés pour leurs convictions communistes, ses parents ont été expulsés de Pologne en 1969, pays qu’ils considéraient comme leur seule patrie, et il a adhéré à 13 ans au SPD allemand, à qui il reprochera très vite sa mollesse sociale et politique.
Il m’est d’autant plus cher qu’il bâtit ici une critique « de gauche » à cette idéologie identitaire, et je crois qu’il est vraiment vital de ne pas laisser cette critique à l’extrême droite.
Je recommande vivement la lecture de cet essai intelligent et facile à lire.