« Je ne t'ai point aimé, cruel !
Qu'ai-je donc fait ?
J'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes,
Je t'ai cherché moi-même au fond de tes provinces,
J'y suis encore malgré tes infidélités,
Et malgré tous mes Grecs, honteux de mes bontés.
Je leur ai commandé de cacher mon injure.
J'attendais en secret le retour d'un parjure,
J'ai cru que, tôt ou tard, à tes devoirs rendu,
Tu me rapporterais ce cœur qui m'était dû
Je t'aimais inconstant,
Qu'aurais-je fait fidèle ! »
On les connaît par cœur, ces vers de Racine, dans la bouche d’Hermione, amante dédaignée de Pyrrhus et qui explose devant l’incrédulité de ce dernier ! La langue française de Racine, un pur joyau, un diamant taillé, une beauté qui n’a jamais été égalée ! Et pourquoi c’est beau ? Parce que c’est simple, parce que c’est musical, par ce que tous les mots résonnent.
Et on se souvient aussi, dans la folie d’Oreste, de ces paroles d’égarement, aux allitérations époustouflantes :
« Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? »
On l’a compris, ce qui me touche, dans les tragédies de Racine, c’est d’abord la langue française, je l’ai toujours admirée, contemplée, adorée, et ce, depuis qu’à l’école, on décryptait Andromaque, Britannicus, Iphigénie et surtout, surtout Phèdre !
Ce n’est pas la 1ʳᵉ fois que je vois Andromaque, et je pourrais voir cette pièce 100 fois, le rendez-vous avec la langue de Racine, l’exceptionnelle splendeur de la langue française du XVII° siècle, est un bonheur qui ne s’émousse jamais.
C’est d’ailleurs pour préserver cette magnificence de la langue, que la plupart des metteurs en scène adoptent une mise en scène minimaliste. Les vers de Racine s’envolent et enchantent l’air, ils sont à eux seuls le décor et l’atmosphère de l’histoire.
C’est le cas dans cette mise en scène de Stéphane Braunschweig. Pas d’autre suggestion scénique qu’une flaque rouge sur le plateau. Ah oui ? Une flaque de sang ? Oui, car Stéphane Braunschweig a choisi de donner à la pièce de Racine-sans y toucher un mot bien sûr-un sens actuel. L’histoire de Racine se situe un an après la chute- (le saccage ?) — de Troie.
Elle est racontée dans l’Iliade et dans l’Enéide.
Pyrrhus est un des vainqueurs de Troie, un des guerriers grecs par mi les plus cruels, et c’est le fils d’Achille, personnage central (et controversé) de la guerre. Comme butin de guerre, le sort lui a attribué Andromaque, la veuve d’Hector, lui-même fils du roi troyen Priam et Général en chef de l’armée troyenne. Autrement dit, l’« ennemi » des Grecs.
Après, sans rien raconter du « pitch », le sujet de la pièce est non seulement l’histoire des passions contrariées (Hermione aime Pyrrhus qui aime Andromaque, alors qu’Oreste aime Hermione), mais aussi l’histoire d’une question politique.
Tous les troyens ou presque ont été (sauvagement exterminés). Reste le fils d’Hector, dont la mère, Andromaque, a été prise en esclavage par Pyrrhus, son ravisseur et vainqueur. Et la question est la suivante : faut-il, oui ou non, se débarrasser du fils d’Hector au plus vite ? C’est un enfant, mais c’est aussi un danger. Il peut, plus tard, revendiquer la reconstruction de Troie et se venger des Grecs.
Je pense que le problème est aujourd’hui le même que celui du fils du Commandant Massoud en Iran, ou du dernier fils Khadafi pour la Lybie.
Stéphane Braunschweig met l’accent sur les traumatismes de guerre. Andromaque, et même Pyrrhus, sont profondément marqués par les massacres.
Oreste, quant à lui, est un personnage tourmenté, sa mère a tué le roi des rois, son père, Agamemnon, et il a vu le meurtre sacrificiel de sa sœur Iphigénie, pour calmer les dieux et permettre aux vents de pousser la flotte grecque jusqu’à Troie. Mais, dans la pièce, il a aussi une mission : c’est le porte-parole des grecs qui veulent s’assurer que le fils d’Hector soit bien neutralisé, c’est-à-dire assassiné. Or cette mission politique se heurte à ses intérêts privés. Il aime Hermione et voudrait la ravir à Pyrrhus, à qui elle a pourtant été promise de longue date par son père, le roi Ménélas, à l’origine de la guerre de Troie. Hermione qui représente la Grèce, blessée par l’attitude de Pyrrhus, humiliée par sa volonté de faire la paix avec les ennemis, ce qu’il reste des Troyens, en la personne d’Andromaque et de son fils.
Quand j’ai parlé d’une mise en scène minimaliste, c’est vrai pour la flaque de sang dans laquelle pataugent tous les personnages. Mais cela n’exclut pas des trouvailles comme le grand miroir qui montre le déchirement des personnalités et l’obsession qui travaille Hermione. Pyrrhus apparait comme un fantôme à travers ce miroir.
Le personnage de Pyrrhus lui-même est déconcertant : la plupart du temps, il apparait en guerrier débraillé, de type soldat de Wagner en permission, et seulement à la fin en Roi. C'est qu'il est vu par les yeux d'Andromaque qui ne peut le considérer autrement que comme un soudard cruel à qui elle n'est pas en mesure d'accorder la moindre faveur. C'est juste quand elle consent au deal qu'il lui propose, qu'elle est obligée de se le représenter en roi.
Les personnages se trainent parfois dans la flaque de sang, un liquide réellement présent au sol sur la tache rouge. L’interprétation donnée par Braunschweig, c’est que ce ne sont pas les passions amoureuses qui guident le monde, mais l’humiliation, l’avilissement, la déchéance. Et ceci se manifeste par la prosternation dans le marigot ensanglanté.
Ce qui est particulièrement intéressant dans la mise en scène de Braunschweig, c’est qu’il n’y a nul besoin de transformer les œuvres d’art, comme le préconise la cancel Culture, pour les comprendre à la lumière de nos actualités, mais qu’il suffit de quelques symboles, de quelques artifices scéniques, pour nous projeter dans un contexte interprétable par nos contemporains. Comme quoi, il est toujours possible d'être intelligent !
Un texte du XVIIe siècle, en référence à une culture de l’Antiquité, reste ainsi complètement intelligible à un spectateur du XXIe siècle, marqué au fer rouge par des guerres impitoyables et anxiogènes.
A voir et revoir sans modération.
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