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Triste tigre (Neige Sinno Ed P.O.L 2023)

Triste tigre (Neige Sinno Ed P.O.L 2023)

A priori (mais il faut toujours se méfier des « a priori »), je n’avais pas envie de lire ce livre. Je me disais que même si Neige Sinno écrivait bien, ce sujet était trop douloureux pour lire la énième version du énième récit sur le thème de l’inceste. Je n'allais rien apprendre de neuf et ça allait encore me hanter pendant des nuits.

Et puis, j’ai ouvert ce livre, et j’ai complètement changé de point de vue. Certes, Neige Sinno a été victime d’inceste dans son enfance, de l’âge de 7 ans à l’adolescence, mais ce n’est pas pour se « réparer », pour avancer dans la « résilience », ou pour régler ses comptes que l’autrice, écrivaine déjà reconnue, engage ce long et pénible chemin. Ouf, je commençais à me lasser sérieusement de tous les récits qui redécouvrent, 40 ans plus tard, qu’il y a eu inceste, violence, maltraitance. Et de toutes les fictions qui reposent sur « le pouvoir libérateur de l’écrit » ! de toutes les thérapies sauvages que ces « survivantes et survivants » font subir à leurs lecteurs sous couvert de lever le voile sur un choc post-traumatique. Pourquoi ? Mais parce que dans tous ces cas, nous restons, nous lecteurs, bien impuissants face à l’innommable, nous sommes, nous aussi, utilisés pour assister au déversement de « choses », souvenirs, histoires, circonstances extrêmement pénibles sans que nous soyons conviés à y réfléchir plus avant par nous-mêmes. Nous ne pouvons qu’être spectateurs de l’horreur et c’est un spectacle masochiste.

Dans le cas de Neige Sinno, le livre ne vise pas à jeter l’opprobre sur le bourreau parce que ce dernier a été jugé et qu’il a, depuis 20 ans, accompli sa peine, donc « payé sa dette à la société ». Son nom ne peut même pas être évoqué sans risquer des peines pénales. Ce livre n’a pas non plus pour but de rechercher comment « s’en sortir », car Neige Sinno, quarantenaire aujourd’hui, a fait sa vie, d’ailleurs fort loin de la France, au Mexique où elle a fondé sa famille. « Une personne qui a été abusée dans son enfance n’a pas besoin d’un livre pour se rappeler des épisodes douloureux, elle se lève chaque matin avec son paquet tout prêt. ».

C’est vraiment l’originalité exceptionnelle de ce livre, ce n’est pas un récit, pas une fiction, certes, c'est de la littérature et c’est donc de l’art, mais il ne remplit que le but qu’on donne à l’art : embellir la vie. Donc tenter de comprendre, essayer de démonter les mécanismes de « l’emprise » , s’insinuer, si cela est possible, dans la tête du bourreau, s’approcher soi-même très près du crime, sentir que la bascule pourrait à tout moment se faire, qu’on pourrait tous, en une fraction de seconde, commettre l’irréparable. Et de ce fait, comment se protège-t-on, quand on est un enfant, d’un prédateur tellement « humain », tellement séduisant (oui, j’ai bien dit « séduisant » même s’il s’agit d’un monstre, de la Bête, d’un cauchemar vivant), tellement proche de ce que nous sommes nous-mêmes ?  C’est bien pour ça que cela nous fascine :  « On pense qu’ils détiennent des éléments de réponse sur une des plus grandes énigmes de l’existence : le mal ».

Ce livre, cette recherche a donc bien un sens. Nous écrivons, nous nous exprimons, nous communiquons pour transmettre à d’autres, et même, quand il s’agit d’une forme particulièrement élaborée comme la littérature, pour le plus grand nombre.

Neige Sinno nous invite à un voyage, sans aucune concession, dans son univers, dans son monde intérieur. Nous l’accompagnons dans sa recherche de la vérité. Ce faisant, elle balaie plein d’idées reçues.  Cela passe par la lecture d’autres récits, ou romans, d’autres témoignages, d’autres auteurs, victimes ou non, eux aussi, d’une monstruosité semblable à celle qu’a vécue l’autrice. Et cela passe aussi, bien sûr, par une revisite systématique de tous les évènements du passé, en étant consciente du biais du temps, de l’âge adulte, des conditions de vie différentes.

Il n’y a rien d’extraordinaire à être une victime, et Neige Sinno dit bien que n’importe qui pourrait parler de l’ « expérience » qu’elle a traversée au même titre qu’elle-même. Simplement, dit-elle : « Je suis celle à qui c’est arrivé. Qui est le je qui parle ici ? »

On commence par Lolita de Nabokov. Nous n’avons retenu de cette histoire que la personnalité de Lolita, qui semblait relever de la nymphette un brin perverse. Or Nabokov a toujours dit qu’il s’agissait plutôt d’analyser la psychologie du bourreau, Humbert Humbert étant un pédophile réprouvé par l’auteur. Ce qui trompe, c'est que tout le récit est parlé à la 1ʳᵉ personne et que nous avons du mal à nous imaginer dans la peau d’un monstre.

Alors la 1ʳᵉ question, celle qui obsède toute victime, c’est : « pourquoi moi ? ». Qu’est-ce que le prédateur a aperçu comme faille dans la sélection de sa proie ? C’est une question fondamentale, car elle entraine beaucoup de sentiments (erronés certes, mais voilà, ils sont là) de culpabilité.

« L’innocence, c’est ça qu’il y a à voir, la plus pure innocence. Et ce qui attire, c’est peut-être simplement la possibilité de la détruire. »

D’autant que les avis ne sont pas unanimes et que le monstre n’est pas monstre pour tout le monde. « Il a toujours eu un grand charisme. Même en prison il recevait des lettres, des visites de femmes inconnues. Alors qu’il était en détention provisoire, il avait des admiratrices, ou des alliées, je ne sais comment les nommer, des femmes qui étaient intéressées par lui, par son histoire, ou qui voulaient l’aider ou le sauver, je ne sais pas. »

Alors qu’est-ce qui fait qu’il est passé à l’acte ? qu’est-ce qui fait qu’"on" passe à l’acte ? Le beau-père de Neige Sinno, dira, au cours du procès, « qu’il y avait de l’amour, qu’il faisait attention à ce que je prenne du plaisir ».

Incroyable qu’un homme d’une trentaine d’années, s’attaquant à une petite fille de moins de 10 ans, s’imagine « donner du plaisir ». Peut-être en donnait-il indirectement, là n’est pas la question, mais qu’il se le représente, c’est vraiment inouï !!! Qu’est-ce qui, dans la psychologie virile, peut conforter un désir de domination, d’appropriation, d’humiliation de l’autre, si ce n’est, au fond, que sa victime soit non seulement consentante mais demanderesse, car « bénéficiaire » de plaisir ?  « Son plaisir était de me donner du plaisir contre mon gré. »

Il n’y a pas abus dans ce cas, tout est parfait. C’est bien ce que disent tous les pédophiles : ils « aiment » les enfants !!!

Bien entendu, Neige Sinno questionne aussi le rôle de sa mère, qui n’a pas quitté son mari dès qu’elle a « su » et qui a surtout été percutée par le menteur plus que par le violeur. Oui, les femmes, les mères, sont jugées souvent encore plus sévèrement que leurs abuseurs de maris, car elles n’ont pas su protéger leurs enfants. Mais enfin, nous dit Neige Sinno, ma mère ne m’a pas violée, elle !.

À ce propos, je comprends qu’en français, nous n’avons qu’un seul mot pour le crime : il s’agit du viol. Dans le cas de Neige Sinno, c’est un inceste aussi, mais l’action, c'est le viol. Or, à la lecture de ce livre, je vois bien qu’il y a un abîme entre le « viol » (une fois, par un inconnu ou pas, mais une fois) et l’inceste avec viol. Car dans ce second cas, il faut aussi intégrer la part de manipulation mentale exercée vis-à-vis d’un enfant qui ne peut absolument pas se défendre, et qui subira donc la servitude de revenir, retourner, pendant des mois et des années, « librement » à son supplice. « C’est toujours grand ouvert chez un enfant. Un enfant ne peut pas ouvrir ou fermer la porte du consentement. Il n’atteint pas cette poignée. Elle n’est simplement pas à sa portée ». « Il savait que je ne répéterais rien. Il existait entre nous une intimité extrême, que ne peuvent connaître que les victimes et leurs bourreaux. »

Il y a beaucoup d’autres réflexions, que je peux relever ici, toujours au scalpel, à la recherche du mot juste, de la véritable idée, de l’exploration la plus pure des sensations, qui nous interrogent, nous aussi, et c’est pourquoi je dirai de ce livre qu’il est vraiment et exceptionnellement intelligent. Les interrogations de Neige Sinno font écho à nos propres questionnements, c’est un grand bonheur, c'est ce qui nous rend, nous aussi plus intelligents.   

J’ai bien apprécié notamment que Neige Sinno torde le cou à la fameuse « résilience » :

« Ce qu’il y a d’insupportable dans la résilience c’est l’idée que toute cette souffrance ne conduise finalement qu’à être normal. Accepter que ce que les autres ont sans effort, sans même en percevoir la valeur, ne nous est donné qu’au prix d’une double peine : le martyre et ensuite le chemin de croix de la guérison. Il serait plus souhaitable que la résilience en tant que dépassement permette aussi de surpasser le normal comme un supplément d’être. Devenir fou, devenir une voyante ou une sainte. »

Un livre indispensable !

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