Ne réveille pas les enfants (Ariane Chemin, Ed du Sous-Sol 2023)

Je suis vraiment contente qu’Ariane Chemin, en marge de ses activités au Monde, s’intéresse aux faits divers parce que non seulement c’est une grande journaliste mais aussi parce qu’elle comprend intuitivement ce qu’a voulu dire Michel Tabachnick (le chef d’orchestre, oui, celui qui a été, un temps, impliqué dans l’affaire du Temple Solaire) par : « Les journalistes ne soupçonnent pas le poids de ce qui demeure invisible ».

L’enquête menée ici par Ariane Chemin avec un talent extraordinaire, c’est de tenter de comprendre les raisons qui ont amené toute une famille à se jeter par la fenêtre de leur appartement du 7^ème étage à Montreux, le 24 mars 2022.

Une famille entière, composée du père, de la mère, des deux enfants de 8 et 15 ans et de la tante des enfants, sœur jumelle de la mère.

De cet horrible fait divers, on sait peu de choses. Mais il est intriguant de s’intéresser à la personnalité des suicidés. On a identifié très vite les femmes : Narjisse FERAOUN et sa sœur Nasrine FERAOUN.

Des noms qui ne sont pas inconnus.

Ce qui étonne aussi, ce sont les professions des suicidés, Narjisse est chirurgien ophtalmologue, ancienne élève de l’École Normale Supérieure de la Rue d’Ulm, Nasrine est Chirurgien-dentiste Orthodontiste. Le mari de Nasrine, Eric David, est Polytechnicien du Corps des Mines.

Bigre ! Des pedigrees pareils, ce n’est pas souvent !!!!

De tous ceux qui ont sauté ce jour-là, seul le garçon de 15 ans en a réchappé. Il est aujourd’hui protégé en Suisse pour éviter les curiosités malsaines qui viendraient entraver son développement de mineur.

Alors certes, mars 2022, c’était encore une période pénible où l’on sortait à peine du COVID, un traumatisme collectif qui laissera d’autres séquelles dans nos sociétés, à n’en pas douter.

On sait peu de choses sur les circonstances de ce drame, si ce n’est que la Police venait juste de frapper à la porte de l’appartement, car les parents, engagés à enseigner à domicile à leurs enfants, n’ont pas donné de nouvelles depuis 2 trimestres à la Direction Générale de l’Enseignement Obligatoire et de l’enseignement spécialisé, de Vevey. Ils ne sont pas en règle avec les procédures de scolarisation à domicile et un mandat de comparution a été émis à leur encontre. Les deux policiers ne trouvent que porte close à 6h45 du matin, et redescendent sans autre insistance. Dans les minutes concomitantes, les deux sœurs de 41 ans se jettent du balcon, suivies par la petite fille et l’adolescent, puis par le père de 40 ans.

Aucun cri n’a été entendu. Le dossier sera refermé assez vite après l’autopsie.

Mais revenons aux sœurs FERAOUN. Ce nom est connu car leur grand-père, un écrivain célèbre et reconnu, a été 60 ans auparavant, presque jour pour jour, un martyr de la guerre d’Algérie.

Mouloud FERAOUN était un professeur, sauvagement assassiné par un commando de l’OAS, 3 jours avant les Accords d’Evian qui ont mis fin à la guerre d’Algérie. Originaire de la Haute Kabylie, FERAOUN a été tué en compagnie de 5 autres professeurs, dans le massacre de Château-Royal, au cours d’une réunion pédagogique organisée par l’Inspecteur d’Académie Marc Marchand.

Ces professeurs avaient en commun leur combat pour faire vivre les Centres sociaux éducatifs (CSE), créés en 1955, à l’initiative de Germaine Tillion, déportée-résistante, membre du cabinet civil du gouverneur général Soustelle. Progressivement, les animateurs de ces centres vont faire de leurs locaux, dans des villages dépourvus de tout, des lieux d’apprentissage, doublés de centres de soins infirmiers, où de surcroît les enfants au ventre creux dès le matin pouvaient boire du lait.

C’est un massacre abominable, aucun des professeurs n’était armé ni participant à une action militaire. « La bêtise qui froidement assassine » était le titre en Une du Monde du 18 mars 1962 qui citait Germaine Tillion.

Il n’y a pas d’explication au suicide collectif du 24 mars 2022.

Les traumatismes trans générationnels n’expliquent pas tout, mais ils sont une piste que l’on ne peut omettre en l’espèce.

C’est important d’y réfléchir. Ce qui se prépare en Ukraine pour les 100 ans à venir devrait nous inciter à mesurer nos pensées.