Voici un livre divertissant, sans prétention en apparence, une sorte de farce bien enlevée : l’auteur veut distraire le lecteur, et donne même l’impression de lui raconter de bonnes blagues. Quant à l’auteur, je suis sûr qu’il s’est beaucoup amusé à l’écrire.
Une lecture de vacances idéale, direz-vous. Et pourtant je ne cherche pas de livres spécialement distrayants durant l’été. Je n’ai pas de répertoire de « livres de vacances. Mon programme de lecture ne varie pas vraiment en cette période de congés et de détente.
Ce livre m’a été prêté par des amis. Ce fut une véritable découverte. Découverte de l’auteur que je ne connaissais pas : Charlie Roquin est né à Paris, y vit et y travaille : un « vrai parisien » donc, qui travaille comme consultant, dont le premier roman, « Métadata », dresse une critique du monde de l’entreprise et de la société de surinformation. Mais quelle mouche l’a piqué de vouloir nous plonger dans l’univers si singulier, quasi mystique, du Festival de Bayreuth, entièrement dédié aux œuvres majeures de Richard Wagner ?
Je ne suis ni un spécialiste ni un adepte de Richard Wagner. Le personnage et son œuvre sont certes intéressants, mais je ne me sens aucune affinité avec cet univers de légendes germaniques, de personnages mythiques aux destinées étranges, dont j’ai toujours eu du mal à approfondir les symboles et la signification profonde. Pourquoi ce livre m’a-t-il plu à ce point ? À vrai dire, j’avais rencontré dans ma vie professionnelle un Français qui se rendait tous les ans au Festival de Bayreuth, un grand admirateur de Wagner donc. Cet homme distingué, très courtois et cultivé avait su me raconter, avec élégance et juste ce qu’il faut de recul critique, tout le rituel un peu ésotérique des représentations, depuis l’accès en « pèlerins » sur la Colline Sacrée où trône le « Palais wagnérien » jusqu’à la façon de se comporter durant les pauses et après les séances. Je suis persuadé qu’il m’avait transmis son expérience mieux que ne l’aurait fait un « disciple » allemand de Wagner.
Charlie Roquin entremêle avec talent la farce, la fiction drôle avec la réalité. Il nous introduit dans ce microcosme de « wagnériens » venus du monde entier communier dans le culte des œuvres du Génie, et débattre des mérites comparés des metteurs en scène, chefs d’orchestre, musiciens et chanteurs qui se succèdent d’un Festival à l’autre.
La farce d’abord : imaginer un critique wagnérien nommé « Moshe Griebnisch », c’est plutôt piquant. Un critique qui prend plaisir à courtiser la directrice du Festival, une certaine Petula Stark, c’est hilarant ! Leurs dialogues sont émaillés de citations, souvent humoristiques, de phrases extraites des textes sacrés wagnériens. Et où ces deux personnages retrouvent-ils les Festivaliers, après chaque représentation, en fin de soirée ? À la Taverne des Lapins Franconiens, où ils sont accueillis par M. Schopenhauer !
Et « en même temps », en lisant ce livre, j’ai beaucoup appris, et de façon très plaisante, sur ces opéras, et en particulier sur la fameuse Tétralogie, d’autant plus que Charlie Roquin nous livre à la fin de l’ouvrage un lexique bien conçu des personnages, des lieux, des objets de la mythologie wagnérienne. Nous découvrons ou redécouvrons le dieu Wotan, les héros Siegfried et Brunhilde, l’Anneau du Nibelung, l’épée Notung, et tant d’autres héros et symboles.
Dans son récit, Charlie Roquin nous fait vivre les quatre journées consacrées aux représentations successives de la sacro-sainte Tétralogie : l’Or du Rhin, la Walkyrie, Siegfried, et le Crépuscule des dieux (vous voyez, grâce à ce livre, j’ai fini par connaître ces titres par cœur). Si le critique Moshe Griebnisch est attendu après chaque spectacle par un auditoire impatient de l’entendre, un soir il survient un évènement imprévu : il est subitement interrompu par un personnage inconnu de l’assistance habituelle qui ose le contredire. C’est le début d’une intrigue qui se terminera mal, par des meurtres (mais on n’y croit pas vraiment, ça reste amusant). Je ne vais pas vous la raconter, je vais juste souligner un autre aspect, tout à fait d’actualité, de cette amusante fiction.
Figurez-vous que ces représentations sont confiées à un metteur en scène français qui veut y mettre de l’originalité et des messages contemporains. « Ce Français venu de nulle part venait de faire ses preuves, et comment ! Il avait composé un Ring écologique, arrachant l’or du Rhin aux cieux de la mythologie nordique pour le jeter dans le monde actuel, bien réel, avec ses graves problèmes sociaux et environnementaux. Cette composition associait les dieux du Walhalla à une élite hyper mondialisée, pétrie de contradictions, qui sous de beaux discours se fiche pas mal de son empreinte carbone. Le nain Alberich y devenait le type moyen, le « beauf », qu’on accable parce qu’il roule au diesel. Les géants Fasolt et Fafner incarnaient le tiers-monde hier exploité, réclamant aujourd’hui son dû. Last but not least, le trésor du Nibelung était une montagne de smartphones dernier cri. l’anneau, une Apple Watch. » Et Charlie Roquin de nous rappeler que les mises en scène « disruptives » avaient déjà existé, notamment avec les mémorables représentations du « Ring du centenaire », dirigé par Pierre Boulez et mis en scène par Patrice Chéreau, données de 1976 à 1980. Quant au Crépuscule des Dieux, il imagine « Brunhilde et Siegfried, nus ou presque, se partageant un joint sur les décombres d’une ZAD démantelée. Celui-ci empruntant à celle-là, en guise de monture, un vélo crevé qu’il chevauche à travers la campagne, une banlieue, une ville où s’élève un gratte-ciel figurant un palais… » Et en conclusion : « On en avait vu des choses insolites à Bayreuth, mais une Gutrune poilue, un Siegfried toxico, jamais ! ». L’auteur nous relate avec verve les discussions passionnées de fin de soirée, autour de force bières, saucisses et jarrets de porc, dans la pittoresque taverne des Lapins Franconiens. On pense aux controverses sur l’irruption du « wokisme » dans les milieux du spectacle.
Que vont penser les festivaliers de Bayreuth de ce spectacle ? L’auteur sait manier la satire : « Il fallait se souvenir du Ring de Boulez et Chéreau ! Que des huées en 1976, que des applaudissements en 1980. Qu’il tournait vite le vent de l’histoire… Aussi enthousiasmé ou dépité qu’on fût par ce qu’on venait de voir, on craignait de se tromper, puis d’avoir à se renier. Avant de prendre position, il vaut mieux connaître celle de Moshe… »
La réalité rejoint même la fiction du livre. Il y a quelques jours a eu lieu le spectacle d’ouverture du Festival Puccini, qui se tient en Italie près de Pise. Un metteur en scène français (décidément !) a placé l’action de l’opéra « La Bohême » à Paris durant les évènements de mai 1968 (le livret d’origine parle des étudiants romantiques de 1830), avec photos de CRS et caricatures du Général de Gaulle. Le chef d’orchestre italien s’est présenté les yeux bandés pour, dit-il, « ne pas voir ce spectacle déroutant qu’il désapprouve complètement ». Un scandale a éclaté, le gouvernement de droite italien soutient le chef d’orchestre, les organisateurs du Festival se solidarisent avec le metteur en scène. Heureusement, les représentations des autres opéras de Puccini se sont déroulées dans une ambiance plus sereine.
Avec cette farce, avec ces blagues et ces jeux de mots, et ces satires qui visent si juste, ce livre nous ouvre bien des horizons. Il m’a familiarisé avec les personnages et les intrigues de cette fameuse Tétralogie comme jamais je ne l’avais été avant. Il nous plonge dans l’ambiance du Festival de Bayreuth aussi bien sinon mieux que des participants ne sauraient nous la décrire. Il nous invite à réfléchir sur le conformisme des milieux culturels (et pas seulement en Allemagne !), renforcé par les excès médiatiques en tout genre.
Le livre paraîtra fin aout 2023.
Signé Vieuziboo