L’écrivain russe Zakhar Prilépine est subitement apparu dans l’actualité la plus brûlante, celle de la guerre en Ukraine, depuis l’attentat qui l’a frappé. Un attentat violent ; il ne reste plus grand-chose de sa voiture et son chauffeur a été tué. Et même si la propagande officielle russe affirme qu’il a survécu et se trouve hors de danger, il semble que ses blessures soient assez graves.
Qui est donc ce Zakhar Prilépine ?
On nous le présente comme un ultra-nationaliste russe, un propagandiste haineux, qui ne se limite pas d’ailleurs au pouvoir de nuisance des mots, mais qui se vante d’être passé « à l’action » depuis 2014 en partant combattre avec les séparatistes pro-russes dans le Donbass
Curieusement, on ne s’attarde pas sur son parcours d’écrivain et son œuvre. Après tout, en Russie comme ailleurs, nombreux sont les écrivains ou les intellectuels se revendiquant comme tels. Et qui s’y connaît en écrivains russes contemporains ?
La réalité est assez différente, en tout cas plus complexe. Zakhar Prilépine était un écrivain à succès, avant tout en Russie, où il a « décroché » une dizaine de prix littéraires, mais aussi à l’étranger, et en particulier chez nous, dans notre beau pays des arts et belles-lettres. Pourquoi donc Zakhar Prilépine a-t-il été remarqué en France, peu de temps après ses débuts d’écrivain ? Pourquoi a-t-il connu un certain succès au point d’être invité dans plusieurs festivals du livre ? Et pourquoi enfin tant de discrétion sur cette précédente notoriété ?
J’y vois deux raisons principales.
La première, avant même ses talents littéraires, c’est l’intérêt suscité par sa personnalité et ses engagements idéologiques. Né en 1975 dans la province de Riazan, au centre de la Russie, et après des études de philologie et de linguistique à l’université de Nijni-Novgorod, Prilépine rejoint dès 1996 un parti politique sulfureux, le parti national-bolchevique créé en 1993 par Edouard Limonov(avec un certain Alexandre Douguine, lui aussi victime d’un récent attentat qui a tué sa fille). Edouard Limonov (1943-2020), ce personnage haut en couleur, d’un tempérament rebelle, ayant vécu aux Etats-Unis et en France (il parlait parfaitement notre langue) intéressait l’opinion, au point que l’écrivain Emmanuel Carrère lui a consacré un de ses best-sellers, « Limonov ». Il y soulignait que Limonov ne se contentait pas de proclamer des opinions à l’époque très contestataires du pouvoir poutinien qui sévissait déjà, mais qu’il avait payé ses engagements de deux années de prison, avec un régime très dur comme il se doit en Russie, relatées par l’intéressé dans « Mes prisons ».
Ce parti national-bolchevique se targuait de mêler des idées d’extrême droite, nationalistes et autoritaires, avec des considérations dites d’extrême gauche en faveur de l’émancipation des pauvres, des déclassés, de tous ceux qui se sentaient rejetés par l’évolution brutale de la Russie post-communiste. Sans hésiter à manifester violemment et à faire le coup de poing avec les forces de l’ordre et leurs adversaires. Et justement, que trouve-t-on dans les livres de Prilépine ? Des récits de jeunes paumés dans les villes de province, sans travail et sans repère, noyant leur ennui dans la vodka et la bagarre. Citons « Le Péché » (Éditions des Syrtes,2009) ou « Sankia (les Syrtes,2006) ». Pour corser le tout, Prilépine était allé combattre avec les troupes russes en Tchétchénie de 1996 à 1999. « Pathologies » (Editions des Syrtes, 2007), est inspiré par cette période. Un écrivain si original a donc suscité une grande curiosité en France, dans le « sillage » de la notoriété de Limonov. Il était une des « vedettes » de l’édition 2010 du Festival « Étonnants Voyageurs » de Saint-Malo.
La seconde raison, c’est tout simplement son talent d’écrivain. Sa langue est vive, alerte, il conduit avec agilité ses récits. Sur le fond, il anime de façon réaliste ses personnages, sans jugement de valeur visible, et non sans humour, même si l’ambiance générale demeure assez sombre. Vous voyez venir la comparaison avec Céline, mais son langage est beaucoup moins « vulgaire » que celui de Céline.
La suite est connue. L’année 2014 marque un tournant. À la suite de la révolution de Maïdan et de l’invasion du Donbass et de la Crimée, Limonov et ses partisans abandonnent leur opposition à Poutine et se rangent du côté des ultranationalistes. Prilépine part combattre dans le Donbass, il commande même un détachement et en tire fierté puisqu’il affirme que son bataillon « a tué plus d’ennemis » que les autres !
Notons que cela n’entrave pas sa gloire littéraire croissante : il obtient une dizaine de prix littéraires en Russie, et « Sankia » est proclamé « le meilleur livre russe des dix dernières années » en 2011 ! Il continue à être traduit en France (les éditeurs se l’arrachent, Actes sud après les Editions des Syrtes). Il fait partie de la délégation des auteurs russes lors du Salon du Livre de Paris en 2018. Son activité combattante au Donbass lui inspire « Ceux du Donbass » (les Syrtes,2018) et « Certains n’iront pas en enfer » (les Syrtes,2019). Il déclare à ce propos dans une interview : « Notre but est de contrôler et de conquérir des territoires. Tuer n’est pas un but en soi et on devra rendre des comptes en enfer ». Enfin, son grand roman (800 pages) « L’Archipel des Solovki » sur les îles Solovki, le premier grand camp du Goulag dans les années 1920, est traduit en 2017(Actes Sud) : là aussi, c’est un ouvrage remarquablement intéressant qui ne cache rien de la dureté de cette époque. Je pourrais citer de nombreux autres ouvrages traduits en France. Et, si vous trouvez que je suis complaisant envers lui, je vous invite à lire sur internet les nombreuses critiques élogieuses de ses livres.
Nous voilà donc devant un nouveau cas « d’écrivain maudit ». Essayons de comprendre, suivant une expression un peu galvaudée « ce qui se passe dans la tête de Zakhar Prilépine ». On ne peut pas se contenter d’une simple opposition entre la beauté de l’écriture, du roman et de l’art en général avec la brutalité des hommes. On a connu les anecdotes sur les commandants nazis amateurs de musique classique ou de peinture. Cela va plus loin, et la comparaison avec Céline prend tout son sens. La contradiction réside dans la signification même de leurs œuvres respectives. Céline et Prilépine mettent en scène des personnages, des situations, des aventures, d’une façon empathique qui devrait nous éloigner de toute idéologie intégriste et violente. Ils nous montrent l’humanité souffrante (de plus Céline était médecin et avait consacré sa thèse à Ignace Semmelweiss, un médecin juif hongrois qui avait préconisé le lavage des mains avant les opérations chirurgicales !), dans sa diversité et la variété de ses destins. Ils écrivent dans un style d’une totale liberté, qui rend encore plus incompréhensible l’engagement récent de Prilépine dans un « Groupe d’enquête sur les activités anti-russes dans le domaine de la culture » chargé de dénoncer et poursuivre les écrivains et artistes qui ne se plieraient pas au régime totalitaire qui se met en place en Russie.
Une citation de 2021, encore, pour rendre compte de son état d’esprit. : « La Russie d’aujourd’hui me rappelle douloureusement les films soviétiques qui montraient l’Occident décadent avec ses prostituées, ses homosexuels militants, ses pédophiles, sa publicité étouffante et son ignominie. L’Occident s’est avéré exactement comme ça, on ne nous a pas trompés. Mais nous sommes devenus le meilleur élève de cet Occident. Nous sommes dégoûtants ».
Bien entendu, Prilépine devrait être jugé comme criminel de guerre, comme Céline a été jugé pour collaboration. Mais cela n’éclaircira pas son mystère. Peut-être, dans cette atmosphère de folie et de haine qui a envahi la Russie, s’est-il révélé le pire ennemi de lui-même et de son talent.
Signé Vieuziboo
PS: j'ai soigneusement évité pour illustrer cette chronique de faire la moindre publicité pour les œuvres de cet homme devenu assassin