C’est avec beaucoup de jubilation que je découvre cet essai d’un philosophe pourtant déjà bien connu (C’est l’auteur de la Cité Perverse en 2009) mais dont le titre avait peut-être trompé ma vigilance.
Baise ton prochain est un délicieux (et malicieux aussi) commentaire de l’œuvre d’un autre philosophe (et médecin), du début du XVIII° siècle, en Angleterre, Bernard de Mandeville.
Vous me direz que Bernard de Mandeville vous est resté inconnu, et que, d’ailleurs, les recherches internet montrent qu’il n’a pas écrit grand-chose. Une fable intitulée : « La Ruche murmurante ou les Fripons devenus honnêtes gens dans sa première version de 1705 », et un court essai qui développe la morale de cette histoire et titré : « Recherches sur l’origine de la vertu morale » (1714).
Alors qui était ce bel aristocrate et pourquoi est-il aujourd’hui une source d’inspiration ?
Voilà une notice pêchée sur un site économique :
« Bernard Mandeville (1670-1733), médecin, philosophe, écrivain et économiste néerlandais, émigré à Londres en 1694, est l’un des inspirateurs du capitalisme libéral. Précurseur de la théorie de l’ordre spontané, partisan du laisser-faire, il affirme que laisser les vices sans entraves assure le bien public et garantit l’opulence. Il a inspiré des économistes tels qu’Adam Smith, Friedrich Hayek ou John Maynard Keynes. » https://www.pourleco.com/la-galerie-des-economistes/mandeville;
Fichtre !, ce serait le précurseur du libéralisme économique, et personne ne lui rend hommage ?
C’est que ses thèses sentent le soufre et que les vérités qu’ils révèlent sont des vérités qu’il convient de cacher. On va voir comment.
« La Ruche murmurante » est une fable qui explique comment les abeilles d’une ruche productive décident d’un seul coup de devenir morales et donc de chasser tous les vices. Au fur et à mesure de la réalisation de ce dessein, la ruche commence à décliner puis à dépérir tout à fait. Autrement dit, (et succinctement résumé), ce sont les vices privés, les passions et les vices individuels des hommes qui font la richesse commune, l’opulence de la société.
Bernard de Mandeville explique que tous les hommes sont égoïstes, avides, et qu’ils ne cherchent qu’à satisfaire leurs appétits sans limites ou presque. Dès lors, les faire vivre ensemble s’avère quasiment impossible. Il relève du pouvoir politique de régenter l’ordre social, et donc non seulement de réprimer, mais aussi de prévenir les débordements qui risquent bien d’être violents. Je remarque que cette thèse est également celle de René Girard, qui explique la violence sociale par le désir mimétique (ainsi par la rivalité entre ceux qui veulent posséder autant ou plus que le voisin). Mais la crise mimétique n’est pas encore explicitée dans les théories de Mandeville, homme de progrès du XVIII° siècle débutant. Mandeville, après ce constat qui semble bien pessimiste, s’appuie certainement sur les idées de Machiavel, pour montrer comment il est possible, pour les politiques, de gouverner un pays. Il s’agit d’utiliser la flatterie. On dresse alors des monuments aux héros, on leur remet médailles et honneurs.
La conclusion (provisoire) est qu’il n’existe pas de morale, d’éthique pure. La reconnaissance des héros n’est qu’une astuce pour contenir les hommes, lesquels, s’ils cherchent ce type de flatteries, n’obéissent pas à des injonctions ou des impératifs moraux, mais uniquement à leur besoin d’être flattés. « Il n’est donc rien de plus inauthentique que ces vertus puisqu’elles reposent sur le plaisir donné aux individus de “passer aux yeux des autres, dixit Mandeville, pour ce qu’ils ne sont pas” au point qu’ils vont croire eux-mêmes à leur propre vertu. C’est par là qu’on peut les tenir mieux qu’aucune contrainte par corps ne le ferait. Mandeville pose en somme que les hommes ne sont pas là où ils pensent. »
Et même si les hommes ne recherchent pas a priori une récompense donnée par la société, ils ne font le bien (comme sauver son prochain) que parce que, selon Mandeville, cela flatte leur orgueil.
Dès lors, Mandeville distingue 3 catégories d’hommes.
Cette dernière catégorie comprend tous les politiques, mais je dirais aussi tous les prêcheurs de bonnes paroles, les dispensateurs de morale, tous les chamanes, imams et moralistes de tous poils, qui, au nom de l’amour et du respect, ne font que profiter des crédules.
Et le pire de la théorie de Mandeville, c’est que cet ordre des choses est béni par Dieu lui-même. Mandeville, en bon huguenot, voit dans la réussite, individuelle et collective, la main de Dieu. Ce sont donc les pires des hommes, les fripons de la 3ᵉ catégorie, les politiques, qui, en laissant faire la fameuse « main invisible », en organisant la flatterie pour leurs dupes et en ponctionnant pour leur compte les « imbéciles », encouragent le projet divin et assurent l’abondance des biens. Il faut croire au ruissellement, et à l’augmentation continue des bénéfices, et le tour est joué. Même les voleurs ont leur rôle dans cette organisation, car ils permettent une plus grande rotation des marchandises et surtout accélèrent les consommations.
On le voit, ces idées sont si dérangeantes que Mandeville, pourtant inspirateur des grands théoriciens du libéralisme économique (cela va d’Adam Smith à Friedrich Hayek) a été jeté dans l’enfer des bibliothèques, comme Sade, adepte de la « consommation prédatrice » et finalement promoteur lui aussi du libéralisme moral.
Le livre de Dany-Robert DUFOUR analyse les thèses de Mandeville sous plusieurs aspects, y compris les aspects de la pensée psychanalytique. Il serait trop long de s’étendre sur les thèses audacieuses qu’il développe dans cet essai que je recommande vivement.
Aujourd’hui, on peut facilement repérer les arnaques morales à l’œuvre dans le cynisme des entreprises « responsables » par exemple, ou dans toutes les publicités qui mettent en avant les idées beni-oui-oui du wokisme, ou encore dans le capitalisme vert.
Je laisse mes lecteurs réfléchir à ces tromperies, et je les encourage vivement à être bousculés par les idées de Mandeville, explicitée par Dany-Robert DUFOUR.