Cela m’a fait un tel plaisir de lire ce pavé que, même s’il peut paraitre indigeste d’avaler une étude de 600 pages, je ne résiste pas au bonheur de partager ma jubilation.
D’abord situer l’auteur et le contexte de l’histoire.
L’auteur ne se révèle jamais dans les médias, car il appartient à un collectif d’auteurs italiens qui signe Wu Ming 1, ou 2 ou 3 ou 4 ou 5. En fait, d’après ce que je sais, ils sont 5, enfin, 5 leaders peut-être, parce que je crois qu’ils sont très nombreux. Et Wu Ming en chinois mandarin, cela veut dire 5 ou bien « anonyme » selon la prononciation.
Le groupe s’est d’abord construit sous le nom de Luther Blissett, (emprunté à un footballeur anglais jamaïquain des années 1980) qui est un pseudonyme adopté par des centaines d'artistes et d'activistes en Europe et en Amérique du Sud depuis l'été 1994. Le collectif a lancé un plan quinquennal (on retrouve le 5) visant à démontrer « l'imposture médiatique » par une série de canulars. L’un d’entre eux visait justement à démontrer que les complots satanistes, alors en vogue dans le monde et spécialement en Italie, n’avaient qu’une réalité fantasmatique.
En 1999, ce groupe publié une fiction dans le style d’Umberto Eco (Le Pendule de Foucault) qui s’appelle Q, ou l’œil de Carafa en français. C’est un bestseller traduit en 30 langues qui raconte un sombre complot entre le Pape et son ennemi Q, sur fond de satanisme et d’hérésies. L’action se déroule en 1555. (un nombre de 5 impressionnant !) .
Après ce succès, le collectif subversif d’écrivains disparait de la scène littéraire pour renaître sous le nom de Wu Ming.
Et les publications se succèdent jusqu’à ce que le groupe ait connaissance, en 2017, des conspirationnistes américains qui se reconnaissent sous le sigle QANon. Beaucoup de lecteurs assidus écrivent au groupe Wu Ming pour dire que les vrais inspirateurs de cette mouvante Qanon (archi-réacs et délirants) ne sont autres que ceux qui ont écrit une vingtaine d’années plus tôt le fameux livre Q ou l’œil de Carafa.
Il fallait partir en enquête et c’est par cet essai que l’enquête dans l’enquête commence ; Ce gros livre, sorti en octobre 2022 en France s’intitule Q comme Qomplot.
Déjà, le jeu de piste est assez extraordinaire, d’autant que l’auteur (ou les auteurs) mène(nt) l’investigation de manière rigoureuse. Les « complotistes » qui ont envahi le Congrès américain en janvier 2021, avaient été chauffés à blanc par des histoires à dormir debout, où Hillary Clinton, Barack Obama et d’autres (Céline Dion, Beyoncé ou George Soros) apparaissent à l’origine de rapts d’enfants. Les petits ainsi confisqués seraient séquestrés dans des souterrains afin de servir de réservoir de chair humaine, leur sang étant censé procurer la jeunesse éternelle. Bizarrement, Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, ne figure pas dans la liste des responsables qui contrôlent le gouvernement américain et qui est appelé « l’État profond. ». Les adeptes de Qanon sont pleins de mansuétude pour le boss qui leur a permis de prospérer…
Tout au long du livre qui, comme je l’ai dit, s’avale d’une traite, l’auteur recherche les origines de ces fantasmes de complots. Il nous fait retrouver ainsi des folies que nous avions oubliées, comme la fausse mort de Paul McCartney, qui aurait eu lieu 3 ans avant la vraie et dont nous aurions eu des preuves par des messages subliminaux à retrouver dans les paroles des chansons ou des titres lus à l’envers.
Et non moins curieusement, on s’aperçoit que les idées les plus fumeuses émanent souvent des mouvances New Age, ex-hippies, gourous, marabouts, diffuseurs de théories métaphysiques farfelues, en référence à des présumées traditions anciennes sorties d’on ne sait où. Pour autant, il est bien exact que les fantasmes actuels, s’ils trouvent leurs racines dans le New Age (bobos de gauche) ramènent bien vers la droite la plus conservatrice, la droite républicaine de Donald Trump ou des populistes de tous poils.
L’auteur de l’ouvrage rappelle un aphorisme fréquemment attribué à Walter Benjamin et qui énonce que le « fascisme résulte toujours d’une révolution avortée », c’est-à-dire qu’il y a toujours une réaction conservatrice à un mouvement de renversement qui n’aboutit pas. La défaite de la contreculture américaine a bien engendré un mouvement réactionnaire. Les élans collectifs se sont transformés en recherches individualistes qui ont pu nourrir le néo-libéralisme.
Moi aussi, je me suis demandé aussi pourquoi le conspirationnisme avait tellement eu le vent en poupe avant et pendant le COVID-19. L’auteur parle de « prise de terre du capitalisme ». Les théories les plus folles ne sont pas intéressantes en soi. L’auteur nous dit que le conspirationnisme est une mauvaise réponse à une vraie question.
Personne ne se penche sur ce qui conduit les gens à se précipiter dans ces fantasmes. Car si on prêtait un peu plus d’attention à ceux qui les portent, on verrait qu’en fait, ils réagissent, sur un mode peut être délirant, à des problèmes de fond, auxquels ils ne trouvent pas de réponse.
Nos vies sont des vies de merde, le capitalisme sert les plus riches et crée de terribles injustices. Faute de réponses, les imaginations (qui auraient pu être des allégories d’ailleurs si elles étaient vécues au second degré) fournissent des explications au malaise. Je vais mal parce qu’il y a un complot mondial qui vise à sucer le sang de nos enfants : comment ne pas voir là, sur un mode métaphorique, l’allégorie du capitalisme néo libéral ?
En fait, les théories du complot servent l’ordre mondial, le consolident et évitent ainsi une prise de conscience des réalités économico-politiques.
Je ne peux pas résumer dans ces quelques lignes ce travail à la fois touffu et plein de malice. Je doute que mes lecteurs s’y engouffrent avec autant d’entrain que moi. Mais il faut dire que j’avais été vraiment gênée par cette étiquette de complotiste que les grands médias collaient rapidement sur la tête de tous ceux qui essayaient de mieux comprendre ce qui se passait avec la crise du COVID. Je n’aime pas les anathèmes d’où qu’ils viennent. De ce fait, ce livre m’a donné raison,et il y a bien autant de suspicion à avoir à l’encontre de tous ceux qui crient au complot que de tous ceux qui trouvent des complotistes partout alors qu’il n’y a rien d’autre que de la misère.
Extraits :
"Tout fantasme de complot, même le plus insensé, partait d’un noyau de vérité, et QAnon ne faisait pas exception. Le trafic d’enfants existait, les abus sur mineurs aussi, la politique était influencée par les lobbys et les puissances économiques, une grande partie de l’information mainstream servait les intérêts des partis et des patrons, certaines stars d’Hollywood étaient membres de cultes entourés de secret (la scientologie, par exemple), etc. Sur ces bases de vérité, QAnon élevait des cathédrales de balivernes. Et en avalant les balivernes, on s’éloignait de la vérité."
"Le capitalisme s’était insinué dans la vie quotidienne et la psychologie des êtres humains, en imposant une idéologie de fond dans laquelle nous étions tous enveloppés comme dans un cocon, certains consciemment, d’autres moins, d’autres encore l’ignoraient complètement"
"Marx avait écrit dans le premier livre du Capital : « Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage. Le temps pendant lequel l’ouvrier travaille est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu’il lui a achetée. » QAnon avait pris cette métaphore au pied de la lettre. Les puissants étaient dépeints comme de vrais vampires. Le sang n’était plus une métaphore de la force de travail, du temps de vie, de l’existence prolétarienne dans les rapports sociaux : c’était du sang un point c’est tout. Bu par Hillary Clinton, Soros, Tom Hanks ou Joe Biden."