Il est très rare-du moins n’en ai-je pas trouvé moi-même- de lire le récit d’un burn-out accompagné de tous les épisodes qui ont conduit à cet écroulement. Soit les gens qui en ont été victimes s’en sont sortis et n’ont plus envie de décrire ce qui s’est passé dans l’entreprise, soit, de manière plus certaine à mon avis- ils s’en sont sortis, mais restent tellement humiliés et diminués par ce qu’ils ont vécu qu’ils en ressentent encore de la « culpabilité ».
Car c’est bien le propre de ce type de dégringolade organisée : il s’agit d’abord et avant tout d’arriver à convaincre la personne qui s’est effondrée que c’est sa faute, et comme le titre de ce récit l’indique que « je ne te pensais pas si fragile ».
Mais comment donc ? cela semble évident, si tu t’es écroulée, c’est bien entendu que tu es fragile, car les personnes fortes (entendons par là adultes, autonomes, responsables), ne vont pas faire une dépression pour le travail, non, non, si c’est le cas, c’est que tu démontres ainsi que tu « n’avais pas la carrure », que tu n’ « n'étais pas faite » pour le poste, ses évolutions et que tu t’es laissé distancer, dans la grande compétition « naturelle » que se mènent les managers.
La narratrice raconte dans ce livre sa propre traversée du harcèlement au travail et j’y ai trouvé d’étranges ressemblances avec ce que moi, comme beaucoup beaucoup d’autres, avais vécu, il y a maintenant quelques années.
Mais attention également aux mots qui sont employés. Quand on pense « harcèlement au travail », on voit tout de suite un manager surbooké qui accable de travail un pauvre exécutant ou plusieurs pauvres exécutants qui ploient sous le harnais. À la lecture de ce témoignage, on touche du doigt la mécanique, bien plus complexe, du harcèlement. Certes, il y a bien un harceleur, mais ses méthodes sont beaucoup plus sophistiquées que le simple fait d’accroitre la pression par un rythme accéléré et des horaires de travail étendus.
La narratrice explique bien qu’elle avait rejoint une entreprise (néerlandaise) et avait gravi rapidement les échelons parce qu’elle s’y trouvait extrêmement bien : les valeurs chrétiennes (et donc humanistes-pensait-elle) de l’entreprise l’avaient séduite et correspondaient bien aux siennes. De plus, elle adorait l’international et c’était une entreprise hollandaise implantée aussi en France, ce qui permettait des déplacements fréquents avec le siège social. Clotilde, la narratrice, avait une grande facilité pour apprendre les langues étrangères et avait réussi à parler très bien le néerlandais après quelques années d’embauche. Enfin, il s’agissait de vélos (normal, pour une boite hollandaise) et ainsi les contacts avec le milieu sportif, même amateur, étaient de bon augure.
Clotilde fait un parcours sans faute et apprécié dans cette entreprise jusqu’au jour où son chef direct est remplacé par un certain Karl. Ce dernier va tout faire pour lui savonner la planche et cela passe d'abord par des contrôles tatillons, une demande de rendre compte qui supprime toute autonomie, un micro management infantilisant et déresponsabilisant.
Les tâches valorisantes sont peu à peu encombrées par des tâches appauvries, sans reconnaissance, sans aucune identité. On finit par passer son temps dans les fichiers Excel, ou dans les méandres d’un nouveau (et incompréhensible) système informatique censé alléger la charge de travail. Au lieu de développer ses talents, et mettre ses compétences au profit de l’expansion de l’entreprise, il faut, au contraire, consacrer une énergie de plus en plus dévorante, à des indicateurs, à des courbes, à des résultats sans âme et qui pourtant grignotent le temps disponible. Jusqu’au jour où, les missions les plus emblématiques sont dispersées dans d’autres unités, voire confiées à quelqu’un d’autre, au prétexte de répondre aux plaintes de surcharge.
Au final, Clotilde n’a plus que du travail « rétrogradé », qui lui demande encore plus de temps que le travail qu’elle avait, grâce à son dynamisme, mis sur pied au fil des ans et qui lui apportait le plus de fierté.
Il s’agit bien, on le voit, d’une entreprise de destruction, mais celle-ci n’est pas le fait d’une seule personne. Clotilde va s’apercevoir petit à petit que son ancien chef, qui l’avait promue en encouragée, n’est pas du tout étranger à cette entreprise de démolition et que même, il la cautionne largement. C’est que Clotilde n’a pas vu, comme bien d’autres, que le monde du travail, en l’espace d’une dizaine d’années, a complètement basculé et qu’il s’agit bien de se passer de ses compétences…On ne le voit pas effectivement et si on le voit, on ne veut pas y croire. Car comment imaginer que ceux qui ont développé l’activité, qui vous ont poussée dans cette magnifique réussite - la vôtre et celle de l’entreprise, qui, grâce à vous, réalise des scores dépassant toutes les espérances - vont délibérément vouloir votre peau, vont organiser la chute de cette même unité que vous aviez cru consolider de votre engagement sans faille.
Et cela va encore plus loin, car, bien entendu, on ne remplace pas tous ceux qui, dans votre équipe, ont choisi de démissionner -ou alors, on les remplace par des vacataires, des stagiaires, des provisoires-, mais on va s’acharner, de surcroit, à les monter contre vous. Ce n’est pas vous qui êtes harcelée, c’est bien entendu vous qui êtes une horrible harceleuse dont tout le monde se plaint. Et les trahisons dans vos équipes se multiplient, normal, tout le monde souffre, et vos subordonnés n’ont que vous à rendre responsable.
Et voilà, la boucle est bouclée, Clotilde ne supporte plus rien, travaille mal, commence à faire des erreurs et n’est plus du tout soutenue par son équipe, et partant, des organisations syndicales qui commencent à suspecter son management. Cet enchainement est tout à fait imparable pour la convaincre de sa nullité, et plus, de sa nocivité au travail. Elle ne sait plus quoi faire, elle est prise au piège et c’est là qu’on lui assène : « Je ne te pensais pas si fragile » !
Car le manager qui procède à la destruction, se vante d’avoir une très bonne opinion d'elle, il ne dit jamais de mal de ses actions !!! (bien sûr, les autres s’en chargent à sa place parce qu'il a tout fait pour dégrader la situation à son détriment).
Je donne un exemple des réflexions de l’autrice :
« — Il n’est pas question d’embaucher une nouvelle collaboratrice : Élisa sera remplacée par une stagiaire. Ce fut seulement à ce moment-là que je commençai à le soupçonner de me pousser à la faute professionnelle en m’asphyxiant de travail. »
« Plus j’avance dans mon récit, plus je comprends que, dès le départ, Karl a tout fait pour m’isoler. Avant son arrivée, j’avais une équipe soudée, je m’entendais avec tout le monde ; je m’estimais bien entourée, sans me rendre compte de la fragilité de ce cocon. Des relations qui se sont bien vite distendues quand le cadre a changé, me laissant seule face à mon bourreau. »
« La plupart de mes collègues n’osaient plus me regarder ; ils m’adressaient la parole lorsque c’était absolument nécessaire. J’avais eu à cœur de rendre notre atmosphère de travail plus conviviale, et de ce fait plus efficace. Il n’en restait plus rien. À l’exception de Benoît, Lou, Anatole, Irène et Sophia, tous les autres me fuyaient. Suzy me voyait en cachette, car son compagnon me détestait. »
Un récit à lire absolument pour détecter plus rapidement si on est ou non concerné et ne pas trainer à réagir car la plongée est extraordinairement douloureuse, et la remontée très longue.