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Client Mystère (Mathieu Lauverjat, Gallimard 2023)

Client Mystère (Mathieu Lauverjat, Gallimard 2023)

Certains critiques ont parlé du « premier roman de l’uberisation », d’autres évoquent le 1er récit de la dictature de l’algorithme. Ce qui est certain, c’est que Mathieu Lauverjat, dont c’est le 1er roman, ira loin en littérature, car il possède une plume extraordinairement actuelle et incisive, faite d’humour, de détails presque entomologiques, et de vocabulaire branché. Il sait si bien raconter des histoires que, perso, j’ai avalé son roman en une journée. C’est tellement brillant que je ferai cette chronique en alternant mes commentaires avec la géniale écriture de Mathieu Lauverjat.

De quoi est-il question ?

Le narrateur, un jeune homme marginalisé, vivant de petits boulots après avoir délaissé le champ universitaire, se fait recruter par une entreprise de livraison de repas à vélo, nommée La Flotte. L’action se passe à Lille, et La Flotte livre des pizzas à n’importe quel moment du jour et de la semaine. Un dimanche soir, à la dernière livraison, son vélo est heurté par une voiture, la Quatre Fromages s’envole en l’air et le livreur se fracture le coude en retombant.

« On dit souvent que le temps se fractionne, se suspend et qu’on se voit en ralenti dans ces moments-là. Je pourrais mesurer cet instant passé en lévitation. Une, deux secondes et demie d’apesanteur, puis tout s’est accéléré à l’atterrissage et l’asphalte était froid. Je suis resté étalé sur le dos à m’infuser des gouttes de pluie.[…] Je suis foutu, je me suis dit, dévertébré, légume. »

Évidemment, la société qui l’emploie lui explique qu’il faut se tourner vers son assurance personnelle, et rien ne lui est dû puisqu’il s’agit d’une auto-entreprise.

« Le hic ? Déjà, quand on travaille pour un algorithme, en cas de besoin, on a plus de chances de tomber sur un bot opaque dirigé par la 5G que sur un humain sensé. Alors après un coup de grisou, autant rêver de tomber sur un délégué du personnel. Ensuite, manquer à l’appel quatre jours, sortir de la mine une semaine, et pourquoi pas partir en vacances, bref, c’est simple : s’absenter induisait que la plateforme vous faisait tomber dans l’abîme du classement d’appels de coursiers. […] Moins tu travailles, moins tu peux travailler. Car le droit ne régente pas cette étrange contrée de travailleurs intermédiaires. Zéro responsabilité, nulle fiche de paie, nulle présomption de salariat, nulle contrepartie n’est exigée d’eux vis-à-vis des matricules. ».

Et comme c’est la loi de la jungle et que les salariés se retrouvent en position de concurrence forcenée les uns avec les autres, s’il y en a un qui manque à l’appel, les autres auront plus de travail pour eux et la solidarité s’arrête là. Les copains de La Flotte ne prennent même pas des nouvelles, l’ex-livreur se retrouve seul.

Il essaie plusieurs petits boulots jusqu’à tomber sur un documentaire sur Marseille et les moyens d’en promouvoir la cuisine. Un restaurateur y expliquait que par le biais du « client mystère », il était possible et avantageux de recueillir l’expérience client, qui valait de l’or, pour améliorer l’attractivité d’un menu. Et c’est vrai que lorsqu’on pense « client mystère » on voit toujours les mythiques Gault et Millau s’installer dans des restaurants hauts de gamme et déguster, pour les besoins du business, les meilleurs plats du monde.

Notre héros s’engage donc, via internet, dans des missions de client mystère.

« Présence-produit, visibilité, cohérence du relevé de prix, pour ma mission inaugurale j’avais commencé par contrôler la mise en place dans les rayons de produits de grande distribution. Il s’agissait donc de photographier un liquide vaisselle combinant dégraissage et formule anticalcaire. [..] Dans la foulée, le remplissage du rayon confiserie avait-il bien été effectué ? Quatre euros. Le code-barres de la promotion sur les farfalles Barilla, un paquet acheté, le second à moitié prix, avait-il été actualisé ? L’affichage promotionnel était-il facilement identifiable ? Deux euros soixante. »

Et, rapidement, les rémunérations chutent. Il lui est demandé de se déplacer de plus en plus loin et on lui propose maintenant des chèques-cadeaux en guise de rémunération. La situation n’est plus tenable. Il faut multiplier les donneurs d’ordre, qu’on appelle aujourd’hui les « applications ». Jusqu’à ce qu’il tombe sur une chasseuse de tête et qu’il comprenne que toutes les applications appartenaient au même groupe tentaculaire.

Je ne raconterai pas la suite parce que le récit est absolument passionnant.

Ce que je comprends, c'est qu’aujourd’hui, après avoir supprimé l’inspection du travail et  quasiment rendus inopérants les services squelettiques de la DGCCRF, les contrôles sont aujourd’hui ubérisés, effectués au nom de l’« expérience client ». Au passage, vous noterez, comme moi, qu’il ne s’agit pas du tout de contrôles équivalents.

Dans un monde standardisé, on trouve de grandes enseignes et beaucoup de franchisés qui doivent donc obéir à un cahier des charges draconien, censé protéger le consommateur des malfaçons, des « produits non conformes » et surtout de toute surprise qui aurait pu résulter de la « créativité » du prestataire.

Et, alors que l’inspection du travail exerçait une mission de protection des droits des salariés, le client mystère, lui, ne s’intéresse qu’au respect de la norme, du cahier des charges du franchisé, au regard du comportement client. Plus question de droits des salariés, mais uniquement des obligations de rentrer dans le moule : le moule « « BRASMA » par exemple (B. comme bonjour, R. comme regard, A. comme action, S. comme sourire, M. comme merci, A. comme au revoir), », et bien d’autres comportements stéréotypés qui transforment la relation client en relation artificielle, sans âme ni possibilité de personnalisation.

La DGCCRF (les services de la concurrence et de la répression des fraudes) ont pour but de détecter les écarts aux normes économiques et sanitaires et mettent en jeu la responsabilité de l’employeur. Mais ils sont tellement sous-dimensionnés qu’on a bien le temps d’être intoxiqués plusieurs fois avant que la sanction soit prononcée et surtout exécutée.

Loin de cela, le client mystère consiste à traquer l’employé, le pauvre payé au lance-pierre, et à lui mettre sur le dos la responsabilité des écarts au standard, sans se préoccuper de son stress, de ses cadences, de sa charge de travail ou de ses horaires. Et ce contrôle est lui-même effectué par des pauvres, des étudiants sans le sou, des emplois précaires. Les pauvres contrôlent les pauvres. Tout le monde est coincé, enfermé dans son besoin de gagner de l’argent, seul dans sa bulle.

Cela ne peut pas finir bien.

« Il s’agissait d’une enquête sur les services en gare et à bord des trains.[…] Ce que je devais retenir, grosso modo, c’est que les agents d’escale, les contrôleurs, les baristas et les hôtesses de propreté devaient livrer une prestation irréprochable et assurer le meilleur fonctionnement de la ligne. La moindre erreur, le moindre manquement pouvaient très vite conduire au chaos. L’effet papillon, ça me disait quelque chose ? »

Je suis très enthousiaste sur ce livre, à cause des qualités d’écriture certes, mais aussi à cause de son message implicite qui fait mouche, bien plus que tous les traités théoriques sur l’ubérisation du travail. Je vais vous dire, moi, que je ne supporte plus guère, à chaque achat, que ce soit en ligne ou en magasin, de recevoir un questionnaire de satisfaction envoyé par un robot et inexorablement publié après "vérifications" (de quoi?) !

À souligner, Gallimard a ouvert cette collection SCRIBES, aux textes contemporains, et c’est certainement une très bonne perspective pour les nouveaux talents à découvrir.

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