« Ce livre est passé sous les radars durant la rentrée littéraire, je viens de le ressortir, je pense que vous aimerez le lire ». Tel est le conseil récent de ma libraire préférée, dont j’apprécie la franchise : elle n’hésite pas à critiquer des ouvrages, même bien en vue sur ses présentoirs.
Elle avait raison : c’est une très bonne surprise, j’ai éprouvé beaucoup de plaisir à le lire, avec même délectation, en cherchant à « déguster » chaque chapitre et en appréhendant d’arriver trop vite à la fin de ce récit de 317 pages.
Vous savez que j’aime découvrir des auteurs étrangers, que je préfère même souvent à nos auteurs français actuels qui occupent le devant de la scène du « microcosme » littéraire parisien, mais, contrairement à ce que laisserait entendre le nom de son auteure, ce livre est bien français, et très bien écrit.
Kinga Wyrzykowska, née à Varsovie en 1977, est arrivée en France enfant, dès les années 80, durant l’état de siège en Pologne. Elle a étudié les lettres modernes à l’École Normale Supérieure, réalisé des films documentaires et écrit des pièces de théâtre. Ses premiers livres sont des ouvrages pour la jeunesse. « Patte blanche » est son premier roman. Autant dire qu’elle connaît et maîtrise parfaitement nos modes de communication contemporains.
Je ne vais pas vous raconter ce récit enjoué et plein de péripéties, je n’apprécie pas les critiques qui vous « divulgâchent » trop vite la trame et le déroulement d’un roman, au risque de vous en révéler les ressorts intimes que vous devriez découvrir vous-même. Je vais essayer de vous montrer les principales raisons qui m’ont fait adorer ce livre.
Tout d’abord, c'est un roman de notre temps. D’ailleurs inspiré, très librement, d’un fait divers récent : « l’affaire » des reclus de Monflanquin, une famille bordelaise bourgeoise, qui s’est volontairement isolée du monde dans un château, pendant plusieurs années, sous l’influence, et même l’emprise mentale d’un escroc qui s’est mis à jouer les gourous. Après la libération de la famille en 2009, l’escroc a été jugé et condamné en 2012. « Patte blanche » se termine aussi sur la réclusion volontaire d’une famille bourgeoise parisienne dans une grande propriété à la campagne (devinez où : en Normandie !), sans même l’intervention d’un escroc extérieur : tous les protagonistes appartiennent aux trois générations de la famille : la grand-mère une femme séduisante et dynamique qui fête ses soixante-dix ans, les enfants, deux frères et une sœur, ainsi que les petits-enfants. Et l’histoire est tout à fait contemporaine : nos personnages pratiquent en permanence sur leurs smartphones les messageries et réseaux sociaux, qui tiennent une place importante dans l’intrigue, et suivent en temps réel l’actualité. Ils symbolisent aussi des réussites professionnelles bien parisiennes : qui dans les médias, qui à la tête d’une clinique de chirurgie esthétique, ou d’une entreprise. Et ils vivent les grandes préoccupations de notre société, l’argent, la maladie avec le cancer, les relations familiales, les voyages, l’éducation des enfants.
Vous ne vous ennuierez jamais en lisant ce livre, car le style en est vif et agréable : des courtes phrases, des mots percutants, et sans recours à des facilités telles que la transcription littérale de mails ou de messages dont usent et abusent certains auteurs contemporains. Et ce style sert un regard tout à fait « pointu » sur nos vies courantes, nos dérives, nos défauts, mais aussi nos efforts pour les surmonter et nos émotions. Il manifeste une grande finesse d’observation sociale, mais sans jamais nous imposer telle ou telle lecture sociale-ou politique-préétablie.
Allez, je vous mets en appétit avec l’ouverture du livre : « Imaginez, vous avez du temps à tuer. Une vacance. Échine courbée, doigt sur l’écran du portable, yeux légèrement plissés, vous vérifiez vos mails, la météo, passez en revue les messages qui s’empilent dans vos conversations actives, jetez un œil au cours de la Bourse alors que vous n’avez placé d’argent nulle part, ouvrez Le Monde, Leboncoin, un jeu de poker en ligne et Instagram. Les minutes passent, l’ennui pas : vous cédez à l’appel d’une news qui promet un rebondissement insensé dans l’affaire Dupont de Ligonnès, et puis finalement rien….. Vous devriez vous arrêter, ranger la machine, prendre un bon roman, parler à votre voisin, lever le nez. Vous n’y arrivez pas. La déception vous affame. Le vagabondage vous rend vorace. »
J’ai particulièrement aimé la rencontre entre des faits réellement vécus et l’aspect imaginaire et symbolique de cette « fable de notre temps ». Ainsi, j’ai pu me mettre dans la peau des personnages dans au moins deux des épisodes, car j’y ai retrouvé des lieux que je connais ou des situations très voisines de celles que j’ai vécues. Au fur et à mesure que l’on avance dans le récit, la frontière reste ténue entre la réalité quotidienne et des péripéties fictives de plus en plus délirantes.
Cette fable porte des messages. Le principal concerne notre identité, personnelle, familiale ou française, et notre relation avec « l’autre », l’étranger, l’immigré, le rival. « Ah, encore une thèse woke ! », me direz-vous. On peut trouver du « wokisme » dans ce livre, mais c’est avant tout un roman, une fiction, et le talent de la romancière, c’est de montrer la complexité des êtres et des choses : c’est ainsi que le personnage le plus autoritaire et le plus résolu à protéger des étrangers sa famille, sa mère, ses frères et sœurs mariés avec leurs enfants, en les obligeant à se cloîtrer, est homosexuel. Paul, personnage médiatique ayant fréquenté les émissions de Thierry Ardisson, et recherchant la lumière et les paillettes, se transforme en « parrain » autoritaire, imposant la réclusion à sa famille. « Il s’agite sur l’écran dans différentes émissions de Thierry Ardisson veste en similicuir collée à son torse nu, jouant la provoc, rires à sa gauche, rires à sa droite, tout le monde en parle, tout le monde applaudit, et plus tard, vieilli d’une quinzaine d’années, seul contre tous sur sa chaîne YouTube (Pol’pot), portant beau en costard cravate. Plus classique, impeccablement chauve-lustré-et toujours en verve, à bas le politiquement correct ! »
Mais ce texte n’est pas du tout pessimiste ni « décliniste », il est bien enlevé, plein d’humour et de gaîté, on s’amuse beaucoup à le lire. Ce qui n’empêche pas un changement d’ambiance progressif et élaboré entre les évènements plutôt frivoles du début du livre et petit à petit une tension croissante et une dramatisation de l’environnement et du comportement des protagonistes. Avant une fin apaisée, elle aussi à la deuxième personne du pluriel comme le début. Je rejoins un critique qui a trouvé dans ce livre une approche et un style ressemblant à Jonathan Franzen.
Ceci étant, aucune morale ne nous est imposée, les personnages ne sont pas prédestinés à tomber dans le malheur. Kinga Wyrzykowska prend un plaisir visible à nous raconter cette histoire bien française. Ce n’est pas par hasard qu’elle place en exergue une citation de Witold Gombrowicz : « Vous me demandez si je me trouve bien en France. Évidemment. Comment pourrait-il en être autrement ? » (« Testament »). Issue d’une famille catholique (pas étonnant que ses parents aient fui la Pologne communiste), elle nous fait part, dans une vidéo de présentation de son livre, de ses questionnements à partir d’un psaume : « Qu’il empêche ton pied de glisser, qu’il ne dorme pas ton gardien ». Justement, un gardien qui ne dort jamais et qui nous contraint devient dangereux ! À nous de trouver notre voie de liberté.
Vieuzibou