C’est déjà une performance que d’écrire en français quand on est arrivée en France il y a moins de 10 ans et qu’on vient de Corée du Sud. La fragile Guka Han a réussi ce tour de force à 30 ans seulement et son livre, le premier, est donc écrit dans sa langue d’adoption et c’est une pépite.
Le titre donne le ton de son livre : « Le Jour où le désert est entré dans la ville », c’est le titre de la première des 8 nouvelles, reliées entre elles par une musique, une atmosphère, des personnages errants, comme des somnambules dans le désert des grandes villes de verre et d’acier.
J’ai toujours aimé le fantastique, attention pas la science-fiction ni la « fantasy », le vrai fantastique . Le fantastique, c’est un récit qui oscille entre le rêve et la réalité, entre la raison et la folie, entre le naturel et le surnaturel, sans que l’on puisse trancher entre les niveaux d’explication. Et c’est vraiment ce qui m’a tout de suite séduite dans ces histoires qui franchissent les limites et qui sont pourtant un reflet si fidèle de notre monde moderne.
Les atmosphères d’abord : C’est, par exemple, la présence d’un désert qu’on ne voit pas, mais qui cerne les tours d’acier, les rues, les couloirs de métro, c’est aussi le vent qui gifle, et griffe les visages, et qui charrie des grains de sable, partout, dans les rues, dans les rouages.
Ce sont les habitudes mécaniques des habitants (dont le désert habite le cœur), ce sont les attitudes des voyageurs, yeux baissés vers les écrans de leurs portables, indifférents les uns aux autres, ce sont les soignants qui boivent du liquide hydroalcoolique, dans une sorte d’addiction à la désinfection.
Mais le désert, c’est aussi des paysages de neige, où tout se fond dans le blanc, où les identités s’effacent dans la fadeur du froid floconneux, où les souvenirs reviennent dans les téléphones mobiles, comme un resurgissement de vie, de vie virtuelle, où les personnes aimées autrefois, mortes aujourd’hui, font signe et sont irrémédiablement contraintes à l’incommunicabilité.
Le désert, c’est aussi quand un adolescent fugue, dans une ville tentaculaire, et frôle les dangers inhérents aux rencontres de hasard, où la solitude cerne toutes les silhouettes, et finit par rentrer magiquement sans que personne ne se soit inquiété pour lui.
Ou bien, il s’agit d’une jeune fille qui se rend sourde à force d’écouter dans son casque des musiques ou des sons qui l’isolent des bruits imposés par sa mère, faits d’éclats de séries TV et de brouhaha de la vie quotidienne.
Il y a la pluie, la neige, la boue, les détritus, la canicule, le blanc, la nuit, les tours, le verre, les métaux, le soleil, le chaud et le gel, et on étouffe tout autant, dans toutes ces atmosphères, parce qu’on s’y noie, qu’on ne peut plus s’en dégager, sortir la tête, nager à contre-courant.
Et il y a les décors urbains, le cadre des mégalopoles. La ville dans laquelle vivent les personnages est à la fois hallucinante et absolument terrorisante. Ce sont des immeubles gigantesques auprès de qui circulent des métros, des bus, des voitures et tout ce mouvement au pied de ces statues de verre, construit un monde déshumanisé, un monde robots indifférents où la vie ne peut se manifester qu’en décomposition, pourriture, moisissure. « Ensuite, il y a les masses de voyageurs aux costumes monotones, interchangeables. Elles s’accompagnent d’une odeur de shampoing et de gel douche qui se répand dans les voitures comme un sirop épais. En début de matinée, le métro est bondé, mais personne ne parle. Chaque passager est seul parmi les autres. Les gens se plient à leurs obligations sans réfléchir, le plus machinalement du monde. »
Dans chacune des nouvelles du recueil, le personnage principal semble complètement perdu, incapable d’exister en harmonie avec les autres, qui, eux, ont souvent des comportements d’automates. « Je me suis dit que cette ville était une ville fantôme et qu’en y séjournant, je prenais le risque de devenir moi-même un fantôme. Puis j’ai aussitôt pensé qu’au fond, j’en étais peut-être un. »
Le narrateur, qui est soit un homme, soit une femme, soit un ado, soit un clochard âgé et revanchard, est toujours marginalisé, comme perdu « en traduction », isolé, repoussé parfois violemment, car non conforme, non « plaisant », parfois inspirant même la répulsion, l’horreur, la haine.
« Je fais fuir la plupart d’entre eux. Par politesse, ils ne grimacent jamais devant moi, mais je peux voir leurs sourcils se froncer inconsciemment quand ils relèvent la tête, troublés par mon odeur. Parfois, nos regards se croisent. Enfants, adolescents, employés, retraités, ils s’écartent de moi au bout de quelques instants. Mais je ne le prends pas mal. Il faut bien qu’ils respirent, et mon odeur est tout simplement insupportable. »
Ce qui m’a vraiment scotchée dans ce recueil, c’est justement le côté miroir du monde contemporain, l’absolue fidélité des descriptions à la réalité des sensations qu’on peut éprouver quand on vit dans ces villes monstrueuses que sont devenues nos villes du 21ème siècle. Et, ce qu’il y a de fondamentalement universel, c’est ce sentiment d’étrangeté que nous avons tous, au moins une fois, ressenti, face à ces nouveaux déserts vivants mais sans âme, sans liens humains, sans émois.
Ensuite, la langue est très pure, très dépouillée, sans être austère. C’est réellement la preuve d’une grande maitrise et, je l'ai déjà dit, c'est exceptionnel pour quelqu'un dont le français n'est pas la langue maternelle.
Enfin, les récits s’enchainent dans une suite hypnotique, envoutante et mystérieuse. On se demande parfois ce qu’on a bien pu louper dans l’histoire qui nous a pris de court, et on revient à la recherche du point de rupture, du moment où on a quitté la réalité pour entrer dans le rêve, le cauchemar, l’hallucination.
Je n’ai pas lâché le fil jusqu’à la fin de ce recueil, voyageant d’un personnage à l’autre, plongeant d’une atmosphère à l’autre, en me heurtant, comme chaque narrateur, à l’incompréhensible, à l’indéchiffrable, à l’incommunicable du monde de nos grandes villes modernes.
J’ai vraiment adoré !