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Lalalangue (Frédérique Voruz 2022, Ed Harper Collins)

Lalalangue (Frédérique Voruz 2022, Ed Harper Collins)

Je ne sais pas s’il s’agit d’un roman, d’un récit autobiographique ou d’une pièce de théâtre et je crois qu’il s’agit des trois à la fois.

Frédérique Voruz a été actrice chez Ariane Mnouchkine, dont on ne dira jamais assez l’admiration qu’on lui porte, non seulement pour son génie créatif de la scène mais aussi pour sa générosité d’avoir découvert tant de nouveaux talents. Mais je reviens à Frédérique Voruz.

Comme actrice, elle a mis en scène son texte et l’a joué devant un public, mais son texte est avant tout, à mon avis, un récit, une thérapie, des mémoires concernant la vie de sa famille, sa vie dans sa famille. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que sa famille, était (est ?) complétement dysfonctionnelle. Oui, je sais, ce n’est pas la seule, et presque toutes les familles protègent, cachent ou livrent de lourds secrets, ce qui se traduit par des comportements familiaux très perturbés. Perturbants aussi, et c’est pourquoi notre autrice raconte, en évoquant les personnalités de sa mère et de son père, 20 ans de psychanalyse lacanienne (brrrr, ça me ferait personnellement encore plus peur que tous les traumatismes enfantins !).  

Issue d’une smala de 7 enfants, Frédérique Voruz n’a pas trouvé dans cette famille nombreuse la sérénité, la cohésion et la joie qu’on imaginerait vu de l’extérieur. Car sa mère, le personnage central de la troupe, est une femme à la forte personnalité, absolument atypique, se fichant des conventions et des lois, mais énergique, dominatrice, mais aussi profondément vivante et courageuse.

Car sa mère a manifesté très tôt son goût pour la prise de risque et pour l’autonomie. Passionnée d’alpinisme, elle tente, avec son jeune mari, à l’âge de 22 ans et enceinte de 5 mois , de gravir les falaises des calanques de Marseille. Ils vont décrocher tous les deux mais seront rattrapés dans un arbre et auront la vie sauve. La vie sauve sauf pour les fœtus (c'étaient des jumeaux), et pour une jambe de la jeune mariée qu’il faudra amputer.

Cet accident marquera toute la famille, à tout jamais. C’est  vrai qu’avoir une mère handicapée, qui boite avec sa jambe de bois, c’est déjà une aventure. Mais ce ne serait rien sans les comportements dictatoriaux de cette femme, qui finira par mettre au monde 7 enfants et mènera sa vie selon des convictions religieuses absolutistes et paradoxales.

Le père, lui, s’est réfugié dans les nuages, laissant sa femme, régenter la tribu à son gré.

Voilà quelques exemples qui sont assez cocasses :

  •  « Ma mère recyclait tout.

Absolument tout.

Frédérique raconte que sa mère en arrivait à récupérer le papier toilette pour le faire sécher et le réutiliser,  à recycler « les mouchoirs qu’elle récupérait dans nos poubelles, elle les repassait et les pliait minutieusement pour les remettre dans leurs sachets… En jubilant à l’idée que nous nous mouchions sans nous apercevoir des débris de crottes de nez restés collés et aplatis au fer. »

« Dans son obsession du sacrifice, ma mère adoptait ses chiens à la SPA. Nous nous retrouvions donc toujours avec des bêtes traumatisées, passablement violentes, qui mordaient les facteurs et avaient l’allure d’une serpillière ».

« Ma mère était quasiment à l’avant-garde de la décroissance. Il fallait acheter le moins possible, allumer une lampe uniquement si nécessaire, utiliser un vêtement jusqu’à son usure totale, ne jamais laisser la télé sur veille pour sauver les ours polaires. »

C’est un peu moins drôle quand cette calamity s’avise de vouloir faire exorciser une de ses filles devenue punk, ou qu’elle choisit « de faire avaler [à ses enfants] les pires horreurs pourries : du gruyère devenu vert, des conserves périmées depuis dix ans, des petits pains au lait moisis. »

Autre exemple, raconte l’autrice, elle « nous faisait prendre des bains les uns après les autres dans la même eau de plus en plus sale pour l’économiser, achetait la lessive la moins chère, celle vendue dans un paquet où il était sobrement écrit « lessive » – cette lessive qui me valut un matin, dans l’autobus vers l’école : « C’est toi qui sens le vomi ? » ».

À côté de ces manies, cette insubmersible mère de famille, qui ne respecte rien et surtout pas le Code de la Route, recueille des clochards, se préoccupe de ranimer n’importe quel oiseau ou animal blessé, y compris des musaraignes ou des mulots et veut léguer son corps à la science.

Il y a plein d’autres anecdotes que je ne dévoilerais pas ici et qui méritent d’être découvertes avec un regard amusé, mais conscient des problèmes que ces attitudes ont pu procurer aux enfants de la famille.

Ce qui me frappe, après avoir refermé ce livre, c’est à quel point cette femme handicapée et souffrante, cette mère dévorante et dont on peut avoir honte, cette croyante indisciplinée, a pu être à la fois détestée et adorée par Frédérique, l’autrice qui a pu enfin se réaliser, après de nombreuses années de travail sur soi. Mais je ne suis pas étonnée. Les parents maltraitants sont malgré tout aimés par leurs enfants et c’est bien ce qui est très difficile. Comment s’autonomiser quand on est lié par la névrose familiale ?

Et ce que je remarque, quoique l’autrice n’en fasse pas mention, c’est combien il est fréquent que les mères deviennent abusives, pas vraiment de manière sexuelle mais psychologiquement. Si les femmes violent largement moins que les hommes (c’est statistique), en revanche, elles pratiquent assez couramment des viols psychologiques en ne respectant pas la personnalité et l’intégrité morale, de leurs enfants. De cela, il n’est guère question dans les actions ME TOO et pourtant les désastres que cela entraine sont au moins aussi graves que les incestes « physiques ».

Ce livre est bien écrit, et j’ai ri bien souvent, ce n’est pas un témoignage triste d’une enfant perturbée, mais le manifeste libératoire d’une nouvelle vie chèrement acquise. Bravo pour ce courage, pour cette honnêteté, pour cette franchise et merci aussi pour l'humour!

PS: je ne savais pas que Harper et Collins étaient éditeurs d'autres livres que des dictionnaires mais je vais résolument suivre cette maison qui me parait très bien orientée pour faire connaitre de nouvelles voix littéraires.

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C
La gloria dei grandi uomini deve sempre essere misurata in base al modo in cui è stata raggiunta.
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