Ce roman est un miracle à bien des titres.
D’abord, il s’agit d’une découverte exceptionnelle d’un conte du Moyen Âge disparu et dispersé à travers toute l’Europe, à partir d’un manuscrit italien écrit en français du 13° siècle. Son « inventeur » est un médiéviste, archiviste-paléographe, ancien élève de l’École normale Supérieure de Paris, de l’École Nationale des Chartes et de la Scuola Normale Superiore de Pise, Emanuele Arioli. Très diplômé et hyper compétent en langues anciennes, ce chercheur a dû passer 10 ans en recherches pour parvenir à rassembler les fragments épars de l’histoire de ce Chevalier au Dragon, écrite en parallèle aux histoires de la Table Ronde – où apparaissent d’ailleurs les principaux héros de la Cour du Roi Arthur – mais désormais tombée dans l’oubli, contrairement à tous les récits de Chrétien de Troyes et autres conteurs de l’époque.
Voilà donc un texte qui ressuscite du Moyen Âge, et qui nous emmène dans le monde merveilleux des chevaliers, occupés aux tournois pour prouver leur courage, admirés pour les batailles gagnées contre les ennemis, héros chrétiens fidèles à leur Roi, dont la quête de vérité ne cesse jamais.
Les premiers romans arthuriens naissent entre 1190 et 1240 et la production se poursuit jusqu’au XVIe siècle. La version la plus complète de Ségurant le Chevalier au Dragon est conservée dans un manuscrit de la merveilleuse bibliothèque de l’Arsenal à Paris, et c’est une compilation du XVe siècle : de nombreux épisodes sont mêlés avec « les Prophéties de Merlin », et c’est là qu’Emanuele Arioli en a découvert la trace. La 1ʳᵉ version du roman arthurien : « les Prophéties de Merlin » a été rédigée en français à Venise vers 1270. (Remarquons l'usage du français déjà très répandu à travers plusieurs pays d'Europe) Cette « version de base » fait référence à de nombreuses informations familières du lecteur habituel de romans arthuriens. La plupart des lieux sont des lieux imaginaires des récits de la Table Ronde ou des lieux réels déjà introduits dans la fiction arthurienne. Mais il en est un dans Ségurant qui est l’île de NonSachant, sa patrie, l’île qui n’existe pas.
Dans la légende du Roi Arthur, si on trouve bien le nom de Ségurant, en revanche ce dernier ne figure pas dans les noms des chevaliers qui « ont leur rond de serviette » à la Table du Roi. Mais quoique méconnu, le nom de ce Chevalier sonne juste à nos oreilles, comme si nous l’avions déjà entendu ou lu quelque part. C’est qu’Emanuele Arioli tisse des hypothèses de filiation entre Sigurd, personnage de la mythologie nordique, ou Siegfried, de la chanson des Nibelungen, mythologie germanique, qui tous deux ont aussi affronté des dragons. Il est fascinant de penser que de telles histoires, déclinées selon les traditions de chaque pays, aient pu finalement s’influencer et surtout marquer la culture « européenne », pas si fragmentée que ça…
Certes, le dragon comme incarnation du mal est un élément récurrent des textes bibliques, et de l’iconographie religieuse chrétienne, associé au mal, au démon, aux péchés d’orgueil et de luxure, et c’est pourquoi, absent des légendes arthuriennes que l’on connait, il se trouve tout de même dans l’histoire perdue de Ségurant. Il fallait, pour compléter la saga, un Chevalier au Dragon. D’ailleurs, celui-là ne recherche pas le Graal, comme tous les autres. Ségurant part à la poursuite d’un dragon fantôme, une création de la fée Morgane dont l’influence délétère sur le Roi Arthur, son frère, finira par causer la mort de ce dernier.
Emanuele Arioli a effectué des recherches de vieux manuscrits à travers toute l’Europe. C’est dire si ce roman était devenu un best-seller de l’époque. Il a retrouvé des lambeaux de cette histoire jusque dans des couvertures de manuscrits, le parchemin étant cher, les feuillets avaient été réutilisés pour les reliures. Parfois aussi les manuscrits conservés ont subi des incendies et leur lecture en est devenue difficile. Il a fallu ensuite « recoller » les morceaux de l’histoire, reconstituer une chronologie, comprendre ce qui pouvait être mis bout à bout. Un travail de « romain » !
Le texte publié sur Les Belles Lettres comporte 2 parties.
L’une présente les aventures du héros en formation, ses prouesses, sa vaillance. Au plus il massacre d’ennemis (païens ou rivaux), au plus il affirme sa dextérité aux tournois, au plus il est vénéré. Je remarque d’ailleurs qu’au Moyen-Age, un héros se devait d’être modeste car, à chaque fois que ses supporters princiers s’inclinent devant lui en signe de respect, à chaque fois, il se dit « plein de honte » devant les honneurs qu’il estime immérités. C’est drôle ce sentiment de « honte » tant de fois exprimé!!!. Car Ségurant ne manque pourtant pas de présomption. Il demande, par exemple, comme une faveur, de combattre seul contre une troupe de chevaliers ennemis, ou se précipite face au danger sans grandes précautions. Le mot de "honte" a donc des sens très différents et dans le cas présent il traduit la gêne devant des honneurs qui font "trop honneur".
L’autre partie est tout entière consacrée à un tournoi géant organisé à Winchester en Angleterre, et où le Roi Arthur, la Reine Guenièvre, Yvain, Gauvain et Lancelot du Lac sont présents.
On apprend comment sont organisées ces fêtes, le rôle des dames de la Cour, les petites histoires qui gênent certains chevaliers, comme celle où, en échange de ne pas être fait prisonnier, Palamède, un des chevaliers, est interdit de porter une arme devant Guenièvre et ne peut donc participer aux joutes. On voit aussi que les tentes des chevaliers étaient dressées bien avant leur arrivée, et que celle de Ségurant était surmontée d’un pommeau de pierre précieuse si brillant que la Reine restera des heures à en admirer le scintillement.
C’est un récit à lire pour sa fraicheur, pour la nostalgie qu’il suscite, pour l’émotion bien sûr, pour le rêve, pour son exotisme aussi, car le Moyen Âge est un Âge si proche et si lointain à la fois…
Le livre, au format de poche, est illustré de belles enluminures en couleurs.
Reste à comprendre pourquoi ce texte a été gommé des bibliothèques…. Arioli pense que, publié au sein des "Prophéties de Merlin", livre bientôt interdit par l’Eglise car la chrétienté ne voulait pas de prophètes autres que ceux qui étaient ainsi désignés dans la Bible et surtout que Jésus-Christ, il est donc possible que cette interdiction ait conduit au démantèlement de l’ouvrage.
Mais il y a aussi la question du dragon. Ce dragon-là est l’effet d’un sortilège de Morgane. Peut-être qu'il valait mieux ne conserver que les quêtes du Graal…
Enfin, la chevalerie a disparu à la Renaissance et on n’a pas pris beaucoup de soin de certains ouvrages, pourtant très (trop ?) connus de l’époque.
Mais vraiment, ce qui m’émerveille le plus dans cette découverte fantastique, c’est le lien culturel que les sociétés du Moyen Âge ont construit entre elles, à des moments sans électricité ni internet. Dire qu’il n’y a pas de culture européenne (autre que la culture chrétienne) après cette lecture me parait juste un non-sens.