Voila le livre le plus intelligent que j’ai jamais lu sur la traversée du cancer (du sein) par une femme de la quarantaine. L’autrice est poète, certes, elle sait l’impact des mots, mais elle est aussi remarquablement cultivée et elle ne parle pas seulement de sa maladie, mais de CETTE maladie, de la souffrance, de la mort, des traitements douloureux, des proches, de la vie professionnelle, et de tous les effets secondaires qui ne sont pas uniquement dus aux médicaments, mais aussi à la prise en compte sociale de cette terrible maladie. Anne Boyer a obtenu le Prix Pulitzer pour cet excellent récit.
J’ai lu beaucoup de témoignages, et aussi de livres scientifiques, de livres médicaux, de livres d’hygiène de vie. Il y a bien eu ce magnifique livre de Ruwen Ogien, écrit juste avant sa mort, (en 2017, déjà ! , j’ai l’impression que c’était hier !) , et qui s’intitule « Mes Mille et Une Nuits : la maladie comme drame et comme comédie », qui était vraiment génial, mais son auteur était philosophe et c’est donc un autre point de vue que celui d'Anne Boyer.
D’abord pourquoi ce titre : « Celles qui ne meurent pas » ? . Anne Boyer explique que, pour des cancers agressifs comme le sien, les femmes meurent de la maladie (et surtout des traitements), mais que celles qui ne meurent pas à l’issue des traitements -tous plus douloureux les uns que les autres-, doivent subir d’autres dommages, parfois irréversibles, comme la mutilation, la souffrance et l’isolement social. Elle écrit : « durant le traitement, mais surtout après, ces femmes se retrouvent abandonnées, divorcées, trompées, maltraitées, handicapées ou virées. [ ...].Sur les réseaux sociaux, les récits de mort d’une maladie que beaucoup de gens croient guérissable s’insinuent dans ceux de survivantes du cancer du sein qui sont abandonnées et appauvries, au chômage, avec des lésions cérébrales et des douleurs ».
« C’est un lieu effrayant, le pays du cancer », a écrit Coopdizzle (une blogueuse), un jour.
Car tout ce qui arrive après le diagnostic est douloureux, et ce n’est pas seulement la perte des cheveux, c’est aussi celle des cils et sourcils, des ongles, bien souvent des dents, de la peau qui se desquame, bien entendu de l’immunité, mais ce sont aussi des dégâts durables notamment des lésions cérébrales qui sont cumulatives et imprévisibles. Quoique les molécules cytotoxiques des chimiothérapies soient choisies pour ne pas passer la barrière hémato-encéphalique, il arrive fréquemment que des « patientes déclarent perdre la capacité de lire, de se rappeler certains mots, de parler avec facilité, de prendre des décisions et de se souvenir. Il y en a qui perdent non seulement la mémoire à court terme, mais aussi la mémoire épisodique : en clair, elles oublient leur vie ».
La belle brochure qui est remise à l’entrée du 1er cercle de l’enfer et qui s’intitule : « Votre parcours en oncologie », invite à supporter ces « inconvénients » avec « bonne humeur », et, effectivement, il va falloir que vis-à-vis de l’entourage dans son ensemble, la malade, pourtant complètement éreintée, le corps à demi rompu, donne encore le change en souriant, apparaisse le mieux en forme possible, le moins « cancéreuse » c’est-à-dire « sous chimio » qu’elle y parvient. « Chaque patiente est une survivante vedette, qui sourit avant la chirurgie et sourit aussi après, chauve, radieuse, drôle et exposée aux regards de manière productive ». Et c’est particulièrement vrai pour les réseaux sociaux où on se filme en train de se raser la tête préventivement, où on affiche son optimisme et sa « combativité » le pouce levé, où on célèbre ses « victoires ». L’angoisse, le désespoir et le manque de tonus n’ont aucune valeur aux yeux de celles qui, moins atteintes par des cancers moins agressifs, affichent leur force et leur persévérance, modèles de résistance pour les autres condamnées à la dépression devant leurs corps désarticulés.
« Quelqu’un a dit un jour que choisir la chimiothérapie c’est comme choisir de sauter du haut d’un immeuble quand quelqu’un vous braque une arme sur la tempe. Vous sautez par peur de mourir, ou au moins, par peur de cette version laide et douloureuse de la mort qu’est le cancer, ou bien vous sautez par désir de vivre, même si vous en souffrirez pour le restant de vos jours. »
Car même si on comprend qu’on ne peut pas choisir parce qu’il n’y a pas de choix, et même si on admet sa propre mort dans d’étroits délais, ce qui suppose de faire le deuil de sa vie, il reste la souffrance , la souffrance indescriptible et inaudible.
La souffrance physique est souvent peu décrite, à supposer qu’on parvienne à distinguer les différents types de souffrance (aiguë, martelante, continue, épisodique, croissante, …) parce que parler de sa souffrance s’avère encore plus douloureux que de l’avoir vécu. Et puis, il y a la souffrance morale, celle qui étreint quand on pense à ceux qu’on va laisser, celle des regrets pour les amis qui se sont éloignés, pour les erreurs qu’on a commises, pour les sentiments qui nous ont blessés.
« Avant de tomber malade, je dessinais les plans d’un lieu public où l’on pourrait pleurer, espérant faire construire dans les grandes villes un monument quasi religieux où toutes celles et ceux qui en auraient besoin pourraient se rassembler afin de pleurer en bonne compagnie et avec l’équipement adéquat. »
Pour l’accompagner dans son « voyage » en oncologie, Anne Boyer a choisi un poète grec qui a vécu du temps de Néron et qui, à 26 ans, a passé plusieurs années au sanctuaire d’Asclepios, en Epidaure, à la recherche d’une médecine divine, la seule qui, à l’époque, était disponible pour les maladies incurables. Il s’agit d'Aelius Aristide, dont on a retrouvé les « Discours sacrés », qui sont comme des ordonnances médicales. Il fallait alors que les malades se baignent, fassent des offrandes et s’occupent de mettre en œuvre les rêves qui les avaient habités la nuit dans ces lieux sacrés, comme autant de prescriptions indiscutables.
« La plupart du temps, les rêves des consultants se divisaient en deux catégories. Ceux de la première donnaient des instructions entrant dans le cadre des pratiques médicales romaines – jeûne, changement de régime alimentaire, médicaments, phlébotomie, purges – et ceux de la seconde prescrivaient des choses si extravagantes qu’on raconte que les médecins de Pergame frémissaient en les entendant. »
Anne Boyer aborde bien tous les problèmes que l’on rencontre dans le « parcours d’oncologie » : elle raconte même dans un chapitre saisissant intitulé « Le
Canular » comment il arrive que les médecins mentent, sur-diagnostiquent et sur-prescrivent, comment des laboratoires utilisent la panique pour forcer certaines mises sur le marché, comment certains patients simulent, comment des chercheurs proposent des solutions dangereuses. Bref, le cancer, c'est aussi un monde des faussaires, où l’argent est roi, au point où, en ayant survécu, elle finit par se demander si ce qu’elle a traversé était bien réel.
Elle conclut : « quand j’étais malade, j’éprouvais aussi la tristesse froide de ce qui serait arrivé si je n’avais pas eu d’amis, si pour une raison quelconque, j’avais été difficile à aimer ou ce qui pourrait arriver si je le devenais.[…] J’ai survécu et pourtant, le régime idéologique du cancer signifie que me revendiquer survivante m’apparaît toujours comme une trahison de celles qui sont mortes. Mais j’admets qu’il ne se passe pas un jour sans que je sois follement heureuse de pouvoir continuer de vivre.».
Livre à lire, sans aucune hésitation, il n'y a rien d'obscène et tout est remarquablement pensé. C'est une leçon de vie qui parle à tout le monde.