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Les arrangements de la mémoire (Jacques Hochmann 2022, Ed Odile Jacob)

Les arrangements de la mémoire (Jacques Hochmann 2022, Ed Odile Jacob)

Voici un livre qui porte un regard original sur l’histoire du siècle dernier (et même du début de notre siècle) vue sous l’angle de la médecine et du soin apporté à nos proches. Une médecine bien particulière, celle des âmes, la psychiatrie. Ce regard, c’est celui de Jacques Hochmann, psychiatre, psychanalyste, médecin honoraire des Hôpitaux de Lyon, professeur honoraire à l’université Claude-Bernard, et promoteur de nombreuses initiatives visant à mieux appréhender et prendre en charge les maladies de l’âme et toutes les souffrances qui en résultent (car oui, il y a souffrance). Il s’est, en particulier, impliqué dans l’amélioration de la prise en charge et de l’accompagnement des enfants autistes. Avec tous les cas, deux maîtres mots : dialogue et empathie.

Jacques Hochmann, inlassable promoteur des démarches d’écoute, de compréhension et de soin, même après son départ en retraite officiel (il est né dans les années 1930), est l’auteur de nombreux ouvrages spécialisés, « Histoire de l’autisme », « Une histoire de l’empathie », « Les antipsychiatries », « Théories de la dégénérescence, d’un mythe psychiatrique au déclinisme contemporain ». Pour des raisons familiales, je me suis toujours intéressé à la psychiatrie, mais je n’avais pas remarqué ses précédents ouvrages. Jacques Hochmann lui-même souligne, dans le prologue, le propos beaucoup plus personnel de ce livre. Nul besoin d’être spécialiste en psychiatrie, il s’adresse à nous tous.

Le sous-titre du livre est révélateur : « Autobiographie d’un psychiatre dérangé ». Il montre sa capacité à porter un regard critique, et autocritique, sur sa vie et son expérience professionnelle. Pour ce faire, il annonce dans le prologue qu’il parlera de lui à la troisième personne. J’ai beaucoup apprécié ce procédé qui crée une distanciation à mon sens bénéfique et stimulante pour le lecteur. Avec une approche lucide vis-à-vis des déformations, voire des défaillances de la mémoire. Jacques Hochmann se met dans la peau d’un romancier et parle de « Jacques » à la troisième personne.

Pour ma part, j’ai vu trois parties, trois thèmes dominants successifs, dans le livre. Tout d’abord, il nous livre un récit passionnant de ses origines familiales et de son enfance. Puis il décrit longuement ses années de formation médicale, ses expériences d’étudiant et de jeune médecin en formation, sa découverte de la vie adulte. Enfin, sur tout son parcours de spécialiste reconnu, il met en retrait sa personnalité avec son ressenti et ses émotions pour privilégier l’exposé des débats, des cas de malades, des expériences thérapeutiques et institutionnelles de toute sorte auxquelles ce médecin humaniste hyperactif a participé.

Ses origines familiales tout d’abord : ses parents juifs polonais sont arrivés en France entre les deux guerres. Son père, après de brillantes études d’ingénieur chimiste, est devenu un spécialiste reconnu d’un procédé de traitement des métaux au sein d’une entreprise métallurgique de la région de Saint-Etienne. Jacques nous introduit dans ce milieu industriel traditionnel où les patrons, les ingénieurs et les ouvriers vivaient à proximité les uns des autres, même si la différenciation des classes sociales existait bel et bien, à voir par exemple par les différents types d’habitation, le manoir du patron, les villas des ingénieurs et les modestes logis ouvriers. Comment une famille juive polonaise s’est-elle intégrée dans ce milieu, direz-vous ? Eh bien, les patrons étaient des protestants originaires des Cévennes, avec des valeurs de rigueur morale, mais aussi d’acceptation des différences qui se sont révélées durant la seconde guerre mondiale. Jacques, petit garçon, a pu se réfugier avec sa sœur et leur mère, au Chambon-sur-Lignon, le « village des Justes » et son père a soutenu les résistants de l’entreprise et de son entourage qui l’ont protégé puis caché.

Tout naturellement sensible à la souffrance humaine après cette enfance éprouvante, le jeune Jacques, doué pour les études, se tourne vers la médecine. Il nous montre sa formation, ses questionnements, tout en nous faisant connaître ses mentors, ses collègues et une multitude de soignants, mais aussi enseignants, éducateurs, bénévoles. Je ne vais pas vous résumer son récit très bien documenté, et parfois plein d’humour, je voudrais juste évoquer sa façon d’aborder les interrogations ou les controverses qu’il a rencontrées.

Dans sa jeunesse, Jacques se sentait plutôt « soixante-huitard » et donc enclin à contester l’autorité, par des initiatives radicales de mise en place de « collectifs » de soignants et malades en milieu hospitalier. Au point de vouloir « dynamiter » le système. Rabroué par les « pontes » de la profession médicale, mais défendu par un médecin humaniste, il put s’engager dans une carrière de médecin-chef de service à l’autorité bienveillante et ouvert aux initiatives et idées nouvelles.

Dans le même esprit, il s’est intéressé aux propositions du courant dit « antipsychiatrique » qui préconisait la fermeture des services spécialisés de psychiatrie et donc l’intégration de tous les soins aux malades en milieu ouvert « dans la cité ». Mais, tout en luttant contre les excès de « l’enfermement », il a reconnu la nécessité de protéger la société, et aussi les malades contre eux-mêmes, et validé le maintien de services et d’institutions spécialisées.

Vis-à-vis de la psychanalyse, il a manifesté beaucoup d’intérêt, au point d’en passer par la formation correspondante et sa propre analyse, mais il n’a jamais considéré Freud et ses disciples comme des « gourous ». S’il retient les bienfaits d’une écoute professionnelle bienveillante « sur le canapé », il combat fermement la place prépondérante, voire exclusive, des traumatismes de la petite enfance et du sexe dans l’origine des troubles mentaux. Il en fait brillamment la démonstration dans son expérience du soin aux enfants autistes. Dans cette partie du livre, il met en scène un dialogue entre parents, médecins, éducateurs, où nul ne détient la vérité absolue, même s’il dénonce la culpabilisation des parents à qui l’on prétend expliquer qu’ils ont traumatisé leurs enfants ou pire, que ces derniers subissent une lourde hérédité familiale.

De même, il n’a pas rejeté, bien au contraire, les progrès spectaculaires des neurosciences, mais   se refuse à réduire les troubles de l’âme et du comportement à des perturbations du fonctionnement du cerveau identifiables par les technologies modernes. Il se méfie aussi du cloisonnement, de l’individualisme et des corporatismes croissants (corporatisme des médecins dans leurs spécialités respectives, mais aussi des autres professions et des familles) et, en définitive, conclut son livre sur une note pessimiste qui m’a beaucoup frappé : « Pris en tenaille entre les pressions des associations d’usagers ou de familles et celles des neuroscientifiques, les pouvoirs publics oscillent entre une vision de la folie comme une simple différence qu’on peut réduire en atténuant la stigmatisation dont elle fait l’objet et une conséquence des désordres du développement neuronal. Dans un souci de compromis, ils semblent s’orienter vers la dissolution de la psychiatrie, pour une petite part dans la neurologie, pour l’essentiel dans une politique de santé publique et d’inclusion sociale des handicapés. Ils ont éliminé de leur programme le soin psychique et les perspectives relationnelles qui le fondent, ne gardant de la psychiatrie d’autrefois qu’une fonction de maintien de l’ordre devant les débordements graves et d’aide directive pour les inadaptations majeures à l’école, au travail ou à la vie en société. Le coaching a remplacé le soin ». Et il s’inquiète de la disparition de la psychiatrie : « Au cimetière marin où s’entassent les dépouilles des pratiques défuntes, Jacques écoute le vent se lever afin que, trouvant une nouvelle vigueur, la psychiatrie puisse « tenter de vivre » sans être défigurée par une grimace scientiste et bureaucratique qui pourrait signer son agonie ».

Un récit foisonnant de personnages, d’idées et de souvenirs, à découvrir sans tarder.

Signé Lucien

  

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