Lorsque l’on célèbre les vertus et les actions de feu la reine Elizabeth II, on ne manque pas d’évoquer son rôle à la tête du Commonwealth, l’organisation internationale qui a succédé au prestigieux Empire Britannique. Ne vous attendez donc pas à lire des critiques ou des évocations de coupables actions menées au nom de « Global Britain » au milieu du concert de louanges qui accompagne ce deuil impérial.
Et pourtant… Par une coïncidence que je n’ai absolument pas recherchée, je viens de terminer le dernier ouvrage de Philippe Sands, « La dernière colonie », qui vient justement focaliser notre attention sur une situation complètement inconnue de la plupart d’entre nous, et de l’opinion publique mondiale en général.
Philippe Sands nous avait beaucoup touchés avec son best-seller « Retour à Lemberg ». Il avait su mener une passionnante investigation sur deux registres : un contexte historique et professionnel nous permettant de découvrir la vie et l’action de deux éminents juristes « fondateurs » des concepts de « crimes de guerre », « crimes contre l’humanité » et « génocide » ; et un récit plus personnel et intime sur sa famille maternelle juive, disparue dans sa presque totalité durant la seconde guerre mondiale. Famille à laquelle il doit sa nationalité française, son grand-père ayant miraculeusement pu décider « à temps » de se réfugier à Paris. Dans ce précédent livre, avec un grand talent d’écrivain, il nous transmettait avec des mots justes et émouvants son attachement à cette famille et les souvenirs de ses séjours de jeunesse à Paris.
Mais Philippe Sands est britannique par son père. Il a reçu une formation britannique. Il a fréquenté une université londonienne réputée pour terminer un troisième cycle à Cambridge puis se perfectionner à la « Harvard Law School »aux USA. Il s’est ensuite engagé dans une carrière d’avocat international spécialiste des droits de l’homme.
L’archipel des Chagos, les îles Peros Banhos, Diego Garcia, cela vous dit quelque chose ? Probablement pas, et pourtant cet archipel existe bel et bien au beau milieu de l’Océan Indien, quelque part entre l’île Maurice, les Seychelles et les Maldives. Ah, cela évoque chez vous des séjours de rêve, sous les cocotiers et sur des plages immaculées au bord de lagons bleus. Vous avez raison, vous pourriez y faire un séjour de rêve, mais ces îles (cinquante-quatre en tout) sont dépeuplées et laissées à l’abandon. Sauf une : Diego Garcia, où s’est établie depuis la guerre froide une base militaire américaine. Administrativement, elles apparaissent sur les cartes comme « BIOT » (British Indian Ocean Territory).
Au prétexte que la base militaire construite à Diego Garcia, concédée par la Grande-Bretagne aux Etats-Unis, devait demeurer à l’abri des regards indiscrets, les habitants des autres îles, des descendants d’esclaves amenés depuis le 18ᵉ siècle depuis l’île Maurice, ont été expulsés manu militari. Les derniers d’entre eux ont dû partir en 1973. Pour ce faire, la Grande-Bretagne a exigé du nouvel Etat de Maurice, en contrepartie de son indépendance obtenue en 1968, de conserver cet archipel en tant que colonie et de le « vider » de ses habitants dans des conditions qui s’apparentent à une véritable déportation : obligés de laisser la plupart de leurs biens sur place, ces malheureux n’avaient trouvé pratiquement aucune structure d’accueil à Maurice. Les Britanniques ont créé de toutes pièces la fiction de populations temporaires et saisonnières venues pour pêcher, exploiter des plantations de cocotiers, produire de l’huile. Déjà des « fake news ».
Philippe Sands fait partie de l’équipe d’avocats mandatés par la République de Maurice pour réparer cette injustice criante devant les instances internationales, l’ONU et la Cour internationale de Justice de La Haye, et obtenir le retour définitif des habitants ou de leurs descendants.
Je ne vais pas raconter dans le détail le récit très complet et précis de Philippe Sands, qui couvre presque un demi-siècle, sans aboutissement d’ailleurs puisque la Grande-Bretagne refuse toujours d’appliquer un verdict de la Cour de La Haye de 2019. Je vais simplement signaler ce que j’ai aimé et ce qui m’a laissé (un peu) sur ma faim dans ce livre.
Ce que j’ai aimé, c’est la découverte d’une situation quasiment inconnue d’injustice et d’atteinte aux droits de l’homme. En braquant le projecteur sur ce combat, l’auteur nous montre qu’il n’y a pas de petite cause, même dans une période qui a malheureusement été marquée par de tragiques évènements : guerres du Proche-Orient, génocide du Rwanda, guerres déclenchées par la Russie (l’annexion de la Crimée est évoquée et, si le livre a été écrit avant la guerre en Ukraine, Philippe Sands a depuis engagé une procédure contre Vladimir Poutine pour « agression illégale »)
Ce que j’ai beaucoup apprécié aussi, c’est la description vivante et détaillée du monde de la justice internationale : avec les caractéristiques propres de la justice en général, formalisme et lenteur des procédures, mais aussi avec son étroite imbrication avec les questions politiques. Il ne s’agit pas d’un droit abstrait et désincarné, mais de négociations continues, à la fois compliquées et épuisantes, et toujours pleines de rebondissements, entre les États et leurs équipes de juristes. Nous vivons la préparation des séances, l’élaboration des argumentaires, mais aussi les moments de tension, d’émotion, de détente, dans leurs aspects les plus terre à terre.
Enfin, je suis impressionné par la grande liberté d’expression et même le courage de Philippe Sands qui n’hésite pas à contester le comportement de son pays. Il ne s’agit pas de dénoncer une des trop nombreuses dictatures de notre monde, il s’agit de la Grande-Bretagne, et là où ça fait mal : la fin d’un empire colonial. Il est facile de moquer l’absence de fiabilité d’un premier ministre nommé Boris Johnson (il le fait), il est plus « dur » d’écrire : « Deux premiers ministres et cinq secrétaires d’État aux Affaires Étrangères ont embrassé l’illégalité, pour des raisons obscures, espérant peut-être tenir le coup jusqu’à ce que le problème disparaisse de lui-même ». Et voici ce qu’il écrit du Brexit : « Le résultat de ce référendum eut des répercussions immédiates : tandis que les ministres du gouvernement britannique rivalisaient d’envolées lyriques pour évoquer un nouvel « Empire 2.0 » et des alliances avec les pays du Commonwealth, la dure réalité fut que Londres s’aperçut soudain qu’elle ne pouvait plus compter sur le soutien inconditionnel des membres de l’Union Européenne et de leurs réseaux au sein de l’ONU. Au-delà de l’UE aussi, l’autorité de la Grande-Bretagne connaissait un effondrement majeur ».
Ce qui m’a laissé sur ma faim, c’est l’impression de lire non pas un véritable ouvrage littéraire, mais plutôt un rapport, excellemment écrit et documenté (avec plus de vingt pages de références !), où il manque un peu de la « flamme » et de la passion qui ont entraîné Philippe Sands dans l’écriture de « Retour à Lemberg ». Même s’il a choisi, comme un fil directeur, de nous raconter le combat d’une victime, une pauvre femme déportée avec sa famille à l’âge de vingt ans, je ne retrouve pas l’émotion qu’il a su nous faire partager à l’évocation du sort de sa famille originaire de Lemberg.
Ceci étant, ce livre nous apprend, ou nous remémore beaucoup d’évènements de notre histoire contemporaine. Il nous permet aussi de mieux comprendre le rôle et les compétences respectives des différentes institutions internationales, Assemblée générale de l’ONU, Cour internationale de Justice de la Haye, Tribunal pénal international (créé après les massacres de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda). En résumé, il fait œuvre utile en montrant les mesquineries des grandes puissances et en nous permettant de mieux comprendre notre monde si complexe.
Signé Lucien