Voilà, je l’ai lu le bouquin « événement » de Virginie Despentes. Je suis d’un conformisme absolu, faut croire. Je m’étais pourtant bien dit que c’était pas la peine d’aller lire un livre qui allait faire la une des journaux, s’arracher comme un petit pain et s’attirer autant de louanges que de réprobations. Les polémiques entretiennent la publicité et c’est peut-être bien ce que cherchent ceux qui intitulent leurs livres d’une provocation insultante, comme « Cher connard ».
Bon, mais tant pis, je l’ai lu. Je savais que ce livre allait m’irriter, que sûrement, je n’arriverai pas à la fin, parce que j’en ai ma claque des néo-féministes radicales, - qui sont d’autant plus radicales d’ailleurs qu’elles vivent une vie très confortable, ayant bien réussi malgré leurs traumas et que leurs agresseurs d’il y a un siècle, sont hyper médiatiques-.
Eh bien non, je n’ai pas été aussi échauffée que je l'aurais supposé, essentiellement parce que Virginie Despentes sait s’écarter de la caricature et, sans nuancer pour autant son propos, parvient à nous faire entrer dans le paradoxe et les contradictions de ses personnages.
Je voudrais bien assurer mon lecteur, tout d’abord, qu’il ne s’agit absolument pas,comme cela a pu être écrit ça et là, d’une nouvelle version des « Liaisons Dangereuses ». En premier lieu, parce que, si Virginie Despentes a du talent, il est indéniable qu’elle ne possède pas le génie de Choderlos de Laclos et que son style, tellement underground et nerveux dans la série des « Vernon SUBUTEX », s’est bien affadi dans ce « Cher Connard ». Le texte se présente comme une succession de lettres (oui!!!des lettres, que plus personne n'écrit, ou peut-être des mails…) mais échangées seulement entre deux personnes qui ont d’ailleurs quasiment le même style et qui ne sont en aucune manière aussi vénéneux que la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont.
Ensuite, il n’y a pas d’action véritable entre les personnages, contrairement aux Liaisons Dangereuses. Les deux protagonistes se tiennent au courant de leurs progrès pour combattre leurs addictions, - surtout d’ailleurs les addictions aux drogues narcotiques -, et s’occupent à résoudre leurs problèmes de conscience vis-à-vis des questions d'actualité, surtout féministes. Le mec, Oscar, est un écrivain brillant en panne d’inspiration, confronté à une accusation METOO de la part d’une ex. La femme, Rebecca, est une actrice célèbre, en mal de rôle, et c’est aussi une ancienne amie de la sœur d’Oscar, Corinne, une lesbienne revendiquée. Tous ces gens se connaissent parce qu’ils ont grandi ensemble, dans les quartiers de Nancy.
Leur longue correspondance est déclenchée par un post très méchant d’Oscar sur Insta. Il a vu passer récemment Rebecca dans la rue, et la fille qu’il avait toujours admirée dans sa jeunesse est devenue à ses yeux un « crapaud. Pas seulement vieille. Mais épaisse, négligée, la peau dégueulasse, et son personnage de femme sale, bruyante. »
Ce n’est, certes, pas très intelligent de la part d’Oscar, en plein cœur de la vague METOO, de s’en prendre au physique d’une actrice connue, mais ce n’est pas la seule invraisemblance du texte, alors on passe.
Oscar et Rebecca parlent des problèmes contemporains, du féminisme, des viols et des violences, des réseaux sociaux, du vieillissement, du libéralisme, des générations actuelles, du « patriarcat » (notion qui a fini par me lasser au point que je ne peux plus entendre parler de cette soi-disant culture masculiniste), des hommes, des femmes, de l’enfance, des mères et pères, de la difficulté d’assumer son passé, son moi, son poids, son âge, ses amis, ses amours, ses emmerdes !!!
Et il y a des réflexions approfondies sur le féminisme telles que :
« On supporte très bien l’idée que les femmes soient tuées par les hommes, au seul motif qu’elles sont des femmes. Sauf si elles sont des petites filles ou des vieilles dames. Ce qui veut dire qu’on supporte très bien l’idée qu’une femme soit victime d’un homme tant qu’elle est en âge d’avoir une sexualité active. Même si elle est mariée, même si elle est maman, même si elle est bonne sœur – à partir du moment où elle est pubère et jusqu’à ses soixante-quinze ans – elle est une victime acceptable. »
Et des conseils de grande sœur tels que :
« Je vois les gosses arriver et elles ont une feuille de route qui frise la démence – elles se voient en pièces détachées comme si c’étaient des filles Lego – fesses nez pieds hanches intérieur cuisse qualité cheveux qualité dents grandes lèvres seins clavicules sourcils. Je voudrais les rassurer – t’es pas un dessin animé, ta séduction ce n’est pas de l’algèbre, t’inquiète et ne perds pas ton temps : profite. Amasse des souvenirs sublimes. Et de l’argent, aussi. Je n’ai pas assez pensé à l’argent. C’est mon seul regret. Pour le reste, je me suis mise en danger, j’ai été démolie. C’est mon histoire. Je n’ai jamais su aimer sans être en danger. »
Mais ces considérations, pour pertinentes qu’elles puissent être, ne sont pas ce qui a le plus retenu mon attention. Le plus intéressant, pour moi, a été le suivi de la désintox qu’entreprennent les deux protagonistes, en s’inscrivant notamment aux Narcotiques Anonymes, et en se soutenant mutuellement. En fait, ce livre est une sorte de thérapie où chacun sort ses vieux démons, tente d’en comprendre la signification pour pouvoir avancer sur la voie de la guérison, et donc vers la sortie de la dépendance. Ces échanges de lettres s'acquittent d'un salutaire travail d’auto-analyse et sont donc finalement destinés à creuser dans les failles narcissiques de chacun (les deux faces d’une même personne ?) . Ce qui accentue cette impression d’introspection dans le roman, c’est que nous partageons l’annonce et le vécu du confinement pour les deux correspondants : tout s’est arrêté et l’analyse continue de plus belle. Je dirais : d’autant mieux qu’il n’y a rien d’autre à faire !
Virginie Despentes, consciente des glissements possibles du mâle humilié, remet de temps en temps de l’ordre : « Arrête de faire le faible tout le temps, je te jure c’est éreintant, je n’en peux plus de te plaindre. Tu as probablement plus déconné que ce que tu te racontes […]…. Je ne sacralise pas la parole de la victime. Évidemment, parfois les femmes mentent. Soit qu’elles n’ont aucun scrupule, soit qu’elles pensent que c’est légitime. Mais le pourcentage d’affabulatrices reste infime, parmi les victimes, tandis que le pourcentage de violeurs parmi la population masculine devrait vous alerter sur le délabrement de vos sexualités ».
J’ai bien aimé aussi la lucidité, par exemple ici, et qui est révélatrice de la boboïsation de nos sociétés :
« Je sais qu’il se passe dans le monde des choses importantes, et que je devrais être en train de m’indigner parce qu’on détruit l’hôpital, ou l’école, ou la culture. Ou parce que Trump dégueule de la merde H24, la Russie enferme les homosexuels, la Chine profite de la crise pour écraser la résistance à Hong Kong, ici c’est la chasse aux migrants à ciel ouvert, on dit que les flics gazent leurs couvertures pour les rendre inutilisables. Mais la vraie raison pour laquelle aujourd’hui je me sens super mal, ce qui m’a vraiment retourné le ventre et démoli le moral, c’est que ce matin j’ai retrouvé un pantalon que je mettais il y a trois mois. Et je ne rentre pas dedans ».
Ce livre n’est pas l'évènement du siècle, mais je ne me suis pas ennuyée à le lire.