Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

La tolérance pervertie (Raymond Massé, 2022, Les Belles Lettres)

La tolérance pervertie (Raymond Massé, 2022, Les Belles Lettres)

Tolérance ! en voilà un mot galvaudé ! et voilà une notion régulièrement convoquée surtout pour dénoncer les « intolérants », c’est-à-dire tous ceux qui, de manière réactionnaire, ne supportent pas ce qui sort du cadre, ce qui dépasse, ce qui n’est pas strictement conforme à un standard.

Mais à y regarder de plus près, et comme beaucoup de mots renvoyant à des valeurs, comme liberté, égalité etc.., on ne sait pas bien ce que cette « valeur » recouvre.

Raymond Massé est un anthropologue reconnu (il a même été le directeur du département d’anthropologie de l’Université de Laval (Québec)), spécialiste en anthropologie de la santé, thème sur lequel il a produit plusieurs études, notamment au regard des thérapeutiques religieuses et sacrées dans les sociétés traditionnelles des Antilles françaises et anglaises.

Et à la suite de son dernier livre sur l’éthique et la morale, il a trouvé nécessaire de traiter de la tolérance dans ce livre, petit mais extrêmement précis et fouillé.

Mais finalement, c’est quoi la tolérance ? Nous n’avons jamais été, autant qu’aujourd’hui, « bombardés » de demandes de tolérance, de la part de minorités qui, toutes ou presque, en appellent à la tolérance de la majorité, sans aucunement prendre en charge la réciprocité de l’engagement demandé. Alors, faut-il tout tolérer au nom de la tolérance ?

Raymond Massé, à la suite de Paul Ricoeur, distingue de très différentes valeurs de la tolérance selon que :

  • On supporte stoïquement ce qui n’est pas choisi.
  • On cherche à comprendre ce qu’on ne connait pas.
  • On respecte ce qu’on désapprouve au nom de la liberté de chacun.
  • On est indifférent à ce qu’on ne peut pas comprendre.
  • On est d’accord du moment que l’autre ne nous nuit pas.

Il se trouve qu’aujourd’hui, il nous est demandé non seulement d’approuver les différences, mais, de plus, de dénoncer l’intolérance. Et là, un pas est franchi qui dépasse le concept de tolérance. Car tolérer ce n’est pas accepter, ce n’est pas entrer dans le respect inconditionnel (presque la vénération) de l’autre, et d’ailleurs ce n’est pas non plus l’indifférence.

Le respect inconditionnel, outre qu’il peut vite devenir dangereux s’agissant de pratiques contraires aux lois, conduit également au double standard de la morale : ce qui n’est pas admis dans mon pays, je le respecte, au nom des traditions, de la bienveillance vis-à-vis d’autres cultures, donc au titre du relativisme culturel. Ainsi en va-t-il de l’excision par exemple, du mariage polygamique, de la torture, etc…Cette attitude est véritablement non humaniste et la tolérance serait alors très destructrice. Il faut donc accepter des limites à la tolérance.

Chercher à comprendre est une attitude plus constructive mais cela ne veut pas dire ne pas juger. Par exemple, on peut comprendre peut-être l’enchainement des causes qui ont conduit à ce qu’une personne devienne un violeur, un maltraitant ou même un nazi (voir Hanna Arendt). En aucune façon, compréhension se traduit par acceptation, ni même abstention du jugement.

Est-il possible, au nom des traditions, d’admettre toutes les différences ? Non, évidemment, car qui décide des traditions ? Quels intérêts servent-elles ? Que justifient-elles ? Les traditions, comme toutes les coutumes humaines, évoluent et si elles conduisent à la coercition, si elles ont des conséquences négatives, si elles sont inscrites dans des sociétés oppressives, ne doivent pas non plus être respectées.

Bien entendu, la controverse s’établira, comme il est d’usage aujourd’hui, sur les « valeurs » universelles, considérées comme des valeurs occidentales et donc….colonialistes !

Mais justement, à les regarder de près , ces « valeurs » ne sont pas différentes d’une culture à l’autre, d’une religion à l’autre, et même d’un pays à l’autre. Que sont-elles ? La solidarité, l’entraide, la responsabilité de nos actes, le souci d’une forme de justice, le respect de la vie humaine, voire le respect de l’autonomie de la personne, ne sont pas totalement absentes dans certaines cultures, et on peut considérer qu’elles sont inscrites au cœur de l’humanité. Mais même « si l’on observait que l’égalité, la liberté individuelle ou le respect de la dignité ne sont pas présentes partout, ces valeurs s’en trouveraient-elles automatiquement disqualifiées pour considérer comme intolérables les pratiques qui les bafouent ? ». Il faut rappeler que l’adhésion à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme est absolument volontaire, et n’a qu’une valeur déclarative sans aucune sanction. 190 pays l’ont signée !

Il faudrait d’ailleurs ajouter à ces « droits humains fondamentaux », comme certains analystes l’ont fait remarquer, des « capabilités » c’est-à-dire des conditions pour que « chacun puisse disposer de la liberté, des outils et des compétences pour poursuivre des finalités qui sont représentatives de sa propre conception d’une vie satisfaisante ». « Ces compétences englobent les compétences personnelles, bien sûr (traits de personnalité, compétences intellectuelles ou émotionnelles, habiletés de perception ou de mouvement) mais, tout autant, l’accès à un environnement social, politique et économique favorisant l’expression de cette liberté. »

Si la tolérance passe obligatoirement par la liberté de croyance et de pratique religieuse, elle doit aussi adopter un point de vue critique des discours victimaires et des hystéries de l’indignation. Les militants du ressentiment visent à culpabiliser tous ceux qui réfléchissent aux limites et aux conditions du respect de l’Autre, en les taxant d’intolérance, alors que, précisément, ce sont ceux  qui s’arrogent le monopole de la bien-pensance, et qui se fichent de la liberté d’expression, qui manifestent  leur intolérance.

Il faudra bien s’attacher, pour vivre ensemble en harmonie, à des valeurs universelles issues d’un consensus obtenu après une discussion ouverte, démocratique et éthique. Ce but ne peut être atteint qu’à condition qu’un projet de société, garantissant la liberté de tous, et reposant sur une tolérance humaniste et émancipatrice, soit discuté sans dogmatisme entre tous les membres de la société et traversant les identités communautaires, ethniques, religieuses, sexuelles pour mettre l’humain au cœur d’un pluralisme raisonnable.

Ce travail venant d'un pays communautariste est particulièrement pertinent. C'est un livre très riche, et très dense, qui alimente la réflexion, et qui permet de dépassionner le débat, que je recommande aux esprits libres.

 

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article