Au début, c’est l’histoire de deux hommes, de jeunes retraités, on pourrait même dire, de braves retraités qui vivent dans le même village, Serguei, le personnage principal du livre, d’un côté, Pachka de l’autre. L’auteur s’attache à nous décrire avec finesse et humour les détails de leur vie quotidienne, ainsi que leurs relations. Car ce ne sont pas à proprement parler des amis d’enfance. Ils se sont toujours détestés et continuent à se rudoyer. Mais les circonstances les ont conduits à se supporter et même à se rendre service. Car nous sommes en hiver, la vie est rude.
Puis le livre nous entraîne, toujours avec le même regard détaché, le même humour subtil, et la même précision dans la description des personnages, des objets et des paysages, dans une sorte de « roadmovie » entrepris par Serguei, le héros, à l’arrivée du printemps.
Serguei, est un retraité actif : il élève des abeilles et ne se contente pas de produire du miel. Il a mis au point une activité « thérapeutique » pour ses visiteurs : en posant une couchette sur six ruches côte à côte, on peut s’y allonger, se détendre et même dormir. C’est bon pour la santé dit-on.
Mais ce récit n’est pas du tout idyllique comme vous auriez pu le croire : il nous conduit au cœur de notre actualité tragique. Serguei et Pachka sont les derniers habitants d’un village du Donbass, abandonné de tous ses autres résidents (parmi lesquels la femme et la fille de Serguei, parties dans une ville de l’ouest de l’Ukraine). Ce village est situé en « zone grise », entre les deux « fronts » ukrainien et séparatiste. Même s’il est relativement épargné par les combats, point n’est besoin de chercher bien loin les traces de la guerre : l’église a été bombardée, non loin dans les champs on voit un cadavre abandonné, et nos deux personnages n’ont plus d’électricité. Ils sont réduits à survivre avec leurs réserves de nourriture, quelques stocks de charbon pour le chauffage, et de maigres ravitaillements de temps en temps.
Par petites touches, Andrei Kourkov nous fait sentir la situation désespérée du village : le « roulement d’une lointaine canonnade », la proximité des combattants des deux camps, l’armée ukrainienne dans ses casemates d’un côté, et, de l'autre, « la pègre locale renforcée de l’internationale militaire russe qui, dans ses propres abris, buvait thé et vodka, au-delà de la rue de Pachka, au-delà des jardins, au-delà des vestiges de la vieille abricoteraie plantée à l’époque soviétique, au-delà des champs que la guerre avait privés de paysans ». Avec un récit qui commence en hiver, le dur hiver de ces contrées qui saisit les paysages dans le froid et la neige et renforce le sentiment de désolation sur ces campagnes un peu loin de tout, mais naguère encore paisibles.
Mais l’humour du romancier n’est pas loin. Serguei, le héros, qui se révèle petit à petit profondément attaché à l’Ukraine, habite rue Lénine, alors que Pachka, dont nous comprenons qu’il a plutôt des sympathies pour les séparatistes pro-russes, réside rue Chevtchenko, nommée en l’honneur du chantre de la nation ukrainienne au dix-neuvième siècle.
Le printemps approche et Serguei se préoccupe avant tout de ses abeilles. Elles ont besoin d’un changement d’air, elles vont bientôt sortir butiner, il faut leur faire découvrir de nouvelles fleurs, de nouveaux vergers. Il décide donc de partir plus à l’ouest avec sa vieille voiture, un break Lada surnommé « Tchetviorka », qui a passé l’hiver dans sa remise, à laquelle il a attelé ses ruches dans une remorque. Et le voilà parti avec son équipage brinquebalant sur les routes défoncées, parfois minées, et leurs barrages de contrôle tenus par des hommes armés des deux camps. Sans oublier des pots de miel en « monnaie d’échange » pour survivre en cours de route.
Je ne vous raconterai pas tout son périple : disons seulement qu’il séjourne d’abord à proximité d’un village où il se prend d’une tendre affection pour Galia, qui tient l’épicerie du coin, et lui prépare de délicieux repas avec « un bortch mijoté à feu doux, avec de gros haricots blancs dont la peau d’abord éclatait sous la dent, puis qui fondaient sous la langue » et accompagné comme il se doit « de pain noir au seigle, de vodka et d’ail ». C’est le printemps, une parenthèse de paix et de douceur.
Mais son voyage a aussi un but précis : retrouver un autre apiculteur avec qui il s’est lié d’amitié, un dénommé Ahtem qui vit en Crimée. Ils s’étaient rencontrés lors d’un congrès d’apiculteurs, alors que le pays était encore en paix et la Crimée ukrainienne. Depuis, la Crimée est occupée par les Russes, Sergei doit franchir des contrôles de frontière particulièrement tatillons, mais il arrive enfin dans le village d’Ahtem au cœur de la Crimée pour y passer l’été. Et là rien ne se passe comme prévu. Car Ahtem appartient à la communauté tatare. Andrei Kourkov nous montre avec un réalisme saisissant comment, dans les moindres villes et villages de Crimée, les Russes et les Tatars vivent séparément et dans une méfiance réciproque. Les Tatars sont soumis à des contrôles incessants et à la répression arbitraire de l’occupant russe. Ahtem a été « enlevé », il y a vingt mois, c’est ce qu’apprend Serguei de sa femme, Ayse, qui essaie de survivre dans son village avec sa fille et son fils. Une scène dépeint parfaitement le désarroi de notre héros : l’épouse d’Ahtem l’interpelle lors d’un repas : « Je voulais vous demander…. vous êtes russe, n’est-ce pas, vous venez du Donbass. Peut-être pourriez-vous aller à Simferopol, au FSB, vous renseigner sur Ahtem ? A vous ils parleront. Moi, ils ne me laissent pas franchir le seuil, mais avec vous ils parleront, pour eux vous êtes des leurs… » Alors « Serguei, qui venait d’enfourner une bouchée de tourte à la viande, cessa de mâcher, comme pétrifié. Trois paires d’yeux le fixaient avec insistance, sans ciller, pleins d’expectative. Et l’un de ces regards - celui d’Ayse-brilla de larmes soudaines. Lui-même était pénétré d’une frayeur étrange, presque inexplicable, physique, qui lui paralysait les muscles du visage. Une frayeur qui n’éveillait chez lui aucune pensée ». Tout est dit dans ce passage.
Inutile d’insister sur la suite que vous découvrirez dans ce livre à la fois réaliste et prémonitoire : Ahtem ne reviendra jamais et Serguei, l’homme seul désemparé, ne pourra pas soulager la famille d’Ahtem. Il s’en ira retrouver la solitude de son village et de son « compère » Pachka. Seules ses abeilles pourront le soulager de sa peine et de sa tristesse, y compris dans des rêves chargés de symboles.
Cette brève description ne saurait montrer toute la richesse de ce roman, dont le ton décalé nous fait saisir tous les drames que connaissait déjà l’Ukraine avant même la tragédie qui vient d’éclater, alors que vient de paraître la traduction française.
Andrei Kourkov, écrivain ukrainien russophone, né dans la province de Leningrad, mais arrivé tout jeune avec sa famille à Kiev, poursuit ainsi son exploration du monde post-soviétique. Après « Le Pingouin » (1996) qui révélait les troubles des années qui ont suivi la chute du communisme, avec ses disparitions mystérieuses, il s’est intéressé à la guerre de Tchétchénie dans « Les pingouins n’ont jamais froid » où ses personnages dégustent le cocktail « conflit frontalier » : vodka, un demi jus de citron, et sauce soja ! Il est un des premiers à avoir préfiguré le destin d’un président ukrainien dans « le dernier amour du président » (2004) où il imagine le destin d’un jeune homme de famille modeste, qui grandit sous le système soviétique, puis « gravit les échelons » du système politique ukrainien pour accéder, presque contre son gré, à la présidence. Ce livre avait été salué comme prémonitoire de la révolution de « l’Euromaidan » en 2004 (même s’il présente beaucoup de différences avec la série « serviteur du peuple » qui a rendu célèbre Volodymyr Zelensky).
« Les abeilles grises » est à mon sens un des livres les plus réussis de ce grand écrivain, par la qualité du récit et la profondeur de ses réflexions. Il témoigne du talent d’un romancier à nous faire comprendre et partager, à partir de l’histoire de gens simples, la tragédie de son pays. Il porte un grand message humaniste. Peut-être devrons-nous attendre longtemps avant de découvrir de nouveaux ouvrages d’Andrei Kourkov, qui a décidé de rester à Kiev et de communiquer jour après jour ce qu’il vit et observe, et qui nous a prévenu qu’il n’avait plus l’esprit à écrire des romans. Souhaitons-lui le meilleur et puisse-t-il retrouver ses lecteurs du monde entier le plus vite possible.
Lucien